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rencontrer la dernière, jusqu’au sommet des tours. En levant les yeux, nous apercevons sur nos têtes, à chaque arête de rocher, des moines en prière, d’autres qui travaillent sur leurs portes ou donnent à manger à quelques oiseaux. On croit voir un de ces tableaux des vieux maîtres trécentistes qui rendent les scènes de la vie ascétique dans la Thébaïde. Les lieux et les mœurs se sont en effet conservés tels qu’ils étaient à cette époque florissante du monachisme, quand le fondateur vint installer ici son ordre, vers la fin du Ve siècle. Saint Saba était un vaillant docteur de l’église orientale, qui avait passé de longues années à combattre les monophysites et autres hérésiarques. Un jour, las de ces déboires qu’on amasse dans la lutte contre les hommes et contre les idées, il quitta la chaire, se fit ermite, et vint s’établir dans ce désert, entre la fontaine et le palmier surgis à sa prière, avec les lions qui vivaient familièrement près de lui. De nombreux disciples se groupèrent sur le tombeau du pieux solitaire, et leur ordre est resté vivace et vénéré jusqu’à nos jours, où il relève de l’évêque de Pétra.

S’il faut une rare trempe d’âme pour se cloîtrer au Carmel, qui n’est que grand et solennel, qu’est-ce donc de cette Thébaïde, qui réalise l’idéal de l’horreur dans la nature, du sépulcre anticipé ? Dire adieu pour toujours même aux arbres, à la verdure, à l’eau, aux innocens dons de Dieu, vivre dans ce creux de rocher au-dessus de l’abîme, dans sa désolation mystérieuse et son vide silencieux ! Le vertige vous prend rien que de penser à un aussi effrayant renoncement, à une pareille assimilation de l’homme à la pierre, désormais sa seule compagne et son unique spectacle. Cependant ces caloyers grecs ne sont que de braves créatures végétatives, rien moins que des ascètes : ils semblent fort dégénérés depuis leur fondateur, qui vivait dans ces grottes avec les lions, depuis leurs prédécesseurs du VIe siècle, qui périrent, lors de l’invasion de Khosroës, en défendant Mâr-Saba contre les Perses, et dont on nous montre dans une chapelle l’ossuaire, gardé par les portraits des vieux igoumènes et les grands saints d’argent relevé de l’iconostase.

Nous campons sur le plateau, derrière le couvent. Ce soir, la lune se lève entre les deux tours, sur les montagnes de la Mer-Maudite, et éclaire ces solitudes prophétiques de la triste lumière qui leur sied. Le son des cloches nocturnes descend par larges nappes traînantes dans les gorges voisines. Nos Bédouins se chauffent dans une carrière à un grand feu dont la flamme promène des reflets, fantastiques sur leurs abayes aux raies noires et blanches, sur leurs fronts et leurs membres d’acier bruni.