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Vaillant et audacieux, il réunit autour de lui un noyau de nomades et de bandits, viri inopes et latrocinantes, qui l’élurent pour chef. Une guerre ayant éclaté entre la tribu de Galaad et les Ammonites, ceux qui l’avaient chassé jadis vinrent le chercher pour son renom de bravoure et tentèrent de l’engager à leur solde. Le cheik posa ses conditions comme un condottiere milanais du XVIe siècle : il demanda le principat, se le fit décerner et l’affermit par la victoire. Imbu des superstitions étrangères au milieu desquelles s’était écoulée sa jeunesse, il se souvint un jour de bataille des sacrifices de Moloch, et fit un vœu contre nature qui lui coûta son unique enfant. Ainsi le chapitre des Juges, commencé comme une légende guerrière d’Antar, s’achève par la plus touchante des élégies.

Que d’autres noms fameux, que de souvenirs disparates se heurtent, dans cette plaine d’Esdrelon, comme ont fait les armées qui de tout temps l’ont choisie pour champ de bataille : Saül et David, Jézabel et Naboth, le pharaon de Mageddo, le Christ et ses disciples, Guy de Lusignan et Saladdin, enfin Junot, Kléber et Bonaparte ! Que de siècles, de bruit et de sang pour laisser tant de solitude et de silence dans ce vaste désert grisâtre ! A défaut de figures vivantes, ce sont ces figures mortes qui surgissent devant les yeux et viennent rompre l’ennui d’une pénible traite : neuf heures de cheval. Nous saluons avec joie nos tentes, qui nous attendent au village sans intérêt de Djénin. Elles sont dressées à l’entrée du cimetière et de loin se confondent avec les tombes, blanches comme elles sous leur enduit de chaux ; seulement les unes sont là pour une nuit de douze heures et les autres pour la nuit éternelle.


Naplouse, 8 décembre.

La plaine d’Esdrelon marque les limites de la Galilée ; de Djénin à Samarie, où une douzaine de cabanes en pierres sèches gardent seules le souvenir de la capitale d’Israël, nous cheminons dans des montagnes solitaires ; n’était les plantations d’oliviers, rien n’en viendrait sauver la nudité. Il n’est que la misère pour donner du prix aux pauvres choses : cet arbre au feuillage glauque et terne, qui ennuie et attriste dans nos pays accoutumés aux profusions de la verdure, devient ici, en l’absence d’autre végétation rivale, une gaîté et une parure inappréciables. Nous sommes en décembre, c’est le mois de la récolte ; des enfans aux trois quarts nus, perchés sur les branches, font pleuvoir les olives dans les couffes de paille que des femmes, droites et cambrées dans leurs chemises de cotonnade bleue, leur tendent avec des poses d’une noblesse incomparable. L’âme, qui vague en quête de pensées dans cet horizon vide, se reporte naturellement aux souvenirs du pays, aux scènes familières