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croyances, c’est à cette fontaine en pierres sèches, où les femmes viennent puiser l’eau, que je vais m’asseoir de préférence. Ici, comme partout en Palestine, c’est dans la physionomie générale des lieux, dans les immuables coutumes locales qu’il faut rechercher les linéamens propres à reconstituer et à faire mieux comprendre le cadre du récit évangélique. Les sources ne changent pas de place, et avec elles les traditions ne risquent pas de s’égarer. Leur rareté, leur importance capitale dans les habitudes de l’Orient, en font les témoins naturels de tous les événemens marquans dans la vie de la cité.. Lisez la Bible d’un bout à l’autre : tous les établissemens primitifs, toutes les scènes patriarcales, viennent se grouper autour d’un puits ou d’une fontaine dont on suit parfois l’histoire à travers les siècles, et qui est aujourd’hui encore le rendez-vous du village arabe, le seul lien assez fort pour rattacher des agglomérations toujours éphémères en dehors de lui : le moindre filet d’eau est un patrimoine que se transmettent précieusement les races et les générations successives, et en même temps le seul dépositaire certain de leurs archives élémentaires. Ici, sans aucun doute, Marie venait chaque matin, une jarre gracieusement posée sur la tête, comme ces belles jeunes filles qui passent devant moi ; elle portait leur costume, la longue chemise blanche ouverte sur la poitrine, parlait une langue voisine de la leur et avait les traits de quelqu’une d’entre elles. Ainsi, à regarder le sol où elles sont nées, les touchantes histoires enseignées à notre enfance ressuscitent dans toute leur vigoureuse réalité.

Le lendemain de notre arrivée, nous sommes invités à un déjeuner arabe chez le cheik Abou-Ahmed-Safedi. Ce musulman a escorté M. de Saulcy dans ses voyages, et l’a sauvé un jour dans une attaque de Bédouins. Pour reconnaître ce service, le savant archéologue a fait obtenir à son protégé la croix de la Légion d’honneur ; aussi Abou-Ahmed affiche-t-il des sentimens très français, et se fait-il un devoir d’offrir sa cordiale hospitalité à tous ceux de nos compatriotes qui passent à Nazareth. Il nous sert le classique repas arabe : une multitude de petits plats, de hachis, de légumes, de pâtisseries surtout, se pressent sur une table basse autour d’un colossal pilaf, montagne de riz et de mouton bouilli ; assis sur ses talons, l’invité, tout en déchiquetant sa galette de seigle, plonge ses doigts à sa fantaisie tantôt dans l’un, tantôt dans l’autre des plats posés devant lui. Parfois le cheik pousse l’amabilité jusqu’à pétrir de sa main une boulette de riz, de viande et de sauce de la grosseur d’un œuf, qu’il vous introduit délicatement dans la bouche ; c’est la grande politesse orientale, qu’il serait du dernier goût de refuser. Bah ! on passe sur tout cela par amour de la couleur