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se forment et fonctionnent les grandes troupes. Jamais ni les Nourrit, ni les Levasseur, ni les Mars, ni les Talma, n’ont tenu tant de place, et l’Académie nationale fera bien, une fois pour toutes, de couper court à ces énormités, dont les autres artistes s’irritent, et dont s’offenserait à la longue sa propre dignité.

Je reviens à la fête d’inauguration. Ainsi peuplée, meublée, la salle faisait naturellement le plus beau du spectacle ; on peut donc assurer que la toilette lui va bien en ce sens que tout ce qu’elle a encore de trop voyant, toutes ses redondances d’or et de clinquant ; s’effaçaient par l’éclat de cette réunion. Ajoutons que l’appareil lumineux fonctionnait mal, et que de ce côté, comme pour l’orchestre, il y a fort à perfectionner : c’est sombre et c’est sourd. Quant au lustre, les lampistes auront à s’en occuper ; la question de l’orchestre nous regarde, et nous pensons qu’il faudra augmenter le nombre des instrumens à cordes. Les voix s’entendaient bien, mais l’exécution symphonique ne portait pas ; après cela, peut-être ne serait-ce que juste de reconnaître que personne n’écoutait et qu’à la place des ouvertures de la Muette et de Guillaume Tell on aurait pu sans inconvénient jouer celles de Madame Angot ou de la Belle Parfumeuse. C’était même navrant, cette illustre musique ainsi dédaignée, piétinée ! La représentation, ramenant un peu le silence, ne réussissait pas à ramener l’attention, les lorgnettes continuaient à manœuvrer dans toutes les directions, excepté du côté de la scène. Pendant ce temps, nous regardions la Krauss ; rien ne paraissait l’occuper, l’émouvoir, que son jeu. Elle ignorait évidemment ce qui se passait au-delà de la rampe ; elle était Rachel et s’oubliait tout entière dans cette musique et dans ce drame, chantant dans cette salle de jaspe et d’or comme elle eût chanté dans cette salle de rencontre où jadis Hoffmann découvrit sa dona Anna fantastique, et n’ayant en vue, ne poursuivant que son idéal de grande artiste. Savait-elle seulement que le lord-maire était là pour accaparer la plus grosse part de la curiosité et lui faire une redoutable concurrence ? Il faut pourtant reconnaître que le destin a parfois de bien philosophiques distractions. L’Opéra renaît de ses flammes plus glorieux, plus royal que jamais ; institution monarchique, s’il en fut, on le met sous l’invocation de Louis XIV, dont le soleil symbolique inonde le rideau de ses rayons : nec pluribus impar, rien de plus légitime. Arrive le jour de l’ouverture ; à cette inauguration, qui présidera ? Des têtes couronnées sans doute. Non, mais tout simplement, tout bourgeoisement, le lord-maire de Londres, le représentant de la Cité, un honnête homme de marchand n’ayant ni grands cordons, ni titres, et que le travail, la fortune et l’élection ont fait ce qu’il est. « Dans cet accueil si cordial que j’ai reçu du public parisien, disait-il à Boulogne au moment de s’embarquer, tout revient au premier magistrat de la Cité, au représentant du peuple britannique lui-même. » Nous voilà, certes on en conviendra, bien loin