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tribus de nègres du Soudan aux sandales blanches, aux oreilles percées, les bras liés derrière le dos. Avant cette Égypte abâtardie et humiliée, foulée par l’Éthiopien, l’Assyrien, le Libyen, dont les pères s’étaient prosternés dans la poudre, sous les larges sandales des Osortasen, des Thothmès et des Ramsès, avant l’Égypte d’Amasis et de Psammétik, qui va devenir celle de Cambyse et d’Alexandre, il y a l’Égypte de ces pharaons qui portaient les couronnes blanche et rouge de la Haute et de la Basse-Égypte, et c’est de cette Égypte-là qu’il eût peut-être mieux valu parler.

De la Grèce en particulier, M. Ebers paraît avoir une idée inexacte, toute de convention, qui date des jours lointains du romantisme. Ses Hellènes des deux sexes sont des libéraux de 1830 ; ils ont l’air d’avoir lu très jeunes le Contrat social, le Vicaire savoyard, puis les œuvres de Benjamin Constant ; Rhodope pourrait même être soupçonnée d’avoir ouvert les livres de Ballanche. Tous, quand ils parlent de Pythagore et de sa doctrine, ont des allures de saint-simoniens.

Je n’examine pas si ces défauts pouvaient être évités ; à quoi bon ? C’est le propre de pareils écrits que de fausser les textes et les idées. Il y a bien de la naïveté à vouloir instruire en amusant. Personne ne s’est jamais bien trouvé d’apprendre l’histoire dans les romans. Un roman à prétention didactique est presque aussi insupportable aux gens de goût qu’un poème humanitaire ou une comédie visant à réformer les mœurs. Que de Français devenus incapables de rien comprendre au moyen âge et au XVIIIe siècle pour s’être saturé la cervelle de drames et de romans prétendus historiques sur ces deux époques ! Ainsi entendu, loin d’être l’auxiliaire de l’histoire, comme le pense M. Ebers, le roman en est l’ennemi mortel. De même qu’à déclamer en chaire ou à la tribune on désapprend parfois le langage et le style tout simple des honnêtes gens, les lectures romanesques affaiblissent en nous, quand elles ne le tuent pas, le sentiment des réalités de la nature et de l’histoire. Il n’est pas vrai que l’illusion et le rêve soient plus poétiques, plus merveilleux que ces réalités. L’historien ou le philologue qui contemple une inscription que Périclès a peut-être lue, un diplôme mérovingien, un billet de Marie-Antoinette, ressent une émotion sut generis, une âpre volupté dont tout son corps tressaille ; que doit éprouver le naturaliste qui découvre ou vérifie une loi biologique, le psychologue qui trouve la mesure de nos sensations, l’astronome qui résout en soleils la poussière d’astres de la voie lactée !


JULES SOURY.