Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/443

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intelligence bien douée ne pénètre dans le détail des choses que pour y découvrir des affinités secrètes et en dégager des lois. La description exacte d’un phénomène est chose délicate ; mais un fait bien décrit est-il expliqué ? La méthode graphique appliquée à l’étude clinique des maladies présente aux yeux un tableau exact des courbes, de la fréquence du pouls et de la température dans les accès de fièvre : nous apprend-elle ce qu’est la fièvre, dont elle montre l’évolution ? Substituer l’objet au sujet dans la nature, réduire l’homme au rôle passif d’instrument enregistreur, tel est l’idéal d’une certaine philosophie qui veut qu’on aille, non pas de l’homme aux choses, mais des choses à l’homme. A ne considérer que la place de notre espèce dans le temps et dans l’espace, rien ne paraît plus logique ; cependant, quoi qu’il fasse, l’homme ne connaîtra jamais que lui-même. Ses sensations sont de purs symboles. des choses qui l’entourent, il ne possède que des signes. C’est lui qui fait ruisseler la lumière et retentir mille bruits terribles ou harmonieux dans cet univers où tout est ténèbres et silence.

Ce qu’on appelle la nature et l’histoire est une création de notre esprit. Certes notre conception du monde répond à quelque chose de réel. On peut avoir pleine confiance dans l’observation et dans l’expérience. Toute notion n’est pourtant qu’une représentation subjective, une fille de l’imagination, et en croyant connaître les choses nous ne connaissons que la manière dont elles nous affectent. Il faut laisser à certains érudits, historiens et naturalistes la conviction naïve qu’ils voient le monde tel qu’il est, non tel qu’il leur semble être. La vérité, comme le disait naguère Carpenter après Helmholtz, Spencer, Tyndall, est que, pour le peintre, la nature est ce qu’il voit, pour le poète ce qu’il sent, pour le savant ce qu’il croit. Tous les raisonnemens esthétiques et scientifiques reposent sur des images et sur des interprétations intellectuelles d’une réalité inconnue et inaccessible. On aimerait à croire à la nécessité et à l’universalité des grandes lois cosmiques que l’homme a découvertes dans son coin d’univers, mais le moyen de les vérifier jamais dans l’infini ?

On voit si l’on est bien venu à médire de l’imagination ou de la poésie dans le domaine de la science. Les plus grands poèmes ne sont pas seulement ceux d’Homère. Le système atomistique de Démocrite, l’hypothèse newtonienne de la gravitation, l’hypothèse nébulaire de Kant et de Laplace, l’hypothèse darwinienne du transformisme et de la pangenèse, sont de sublimes fictions qui deviendront peut-être des vérités, mais dont la plupart seront à jamais invérifiables. C’est pour élever ces immenses constructions, infiniment plus hautes que les pyramides d’Égypte, que les hommes pensent et