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reviennent d’accompagner une noce à Bcherreh ; ils dansent aux sons de cet étrange orchestre sur un rhythme bizarre, qui n’est pas sans grâce. A notre prière, quelques jeunes femmes maronites exécutent après eux une danse de la montagne avec des cambrures de corps et des gestes harmonieux. Le curé préside à ces divertissemens innocens en fumant son long tchibouk et entretient avec sollicitude la lampe fumeuse, seul lustre de ce spectacle improvisé, dont les clartés vacillantes tirent çà et là des ténèbres les figures et les guenilles pittoresques des spectateurs et des acteurs. Le tout se termine par la distribution de quelques piastres partagées aux cris de vive la France !

La musique barbare retentit encore, tandis que nous nous endormons écrasés de fatigue et d’émotions, mais heureux d’avoir ajouté une journée radieuse à cette épargne de souvenirs qui s’amasse dans la mémoire pour consoler sur le tard les heures que la vie fait volontiers vides et sombres.


Damas, 21-26 novembre.

Après deux journées passées à Baalbeck, dans ce gigantesque amoncellement de merveilles, auquel trop de plumes savantes ou poétiques ont touché pour que je me risque à en parler après elles, nous avons gravi les contre-forts de l’Anti-Liban, gagné la vallée centrale de Zebedâny et redescendu le Barada depuis sa source jusqu’à la plaine de Damas. Au-delà de Souk-Wadi-Baradà, le torrent bouillonne profondément sous un vert rideau de saules et de peupliers, entre d’âpres parois de rochers trouées à une grande hauteur de nombreuses chambres sépulcrales. Ce sont les tombeaux de l’antique Abila. Un troupeau de chèvres noires grimpe par le sentier étroit qui y mène, et se blottit frileusement au soleil dans les cellules de cette nécropole aérienne.

La rivière rejoint la grande route à une dizaine de kilomètres de Damas. Déjà les vergers d’abricotiers se pressent des deux côtés du chemin, et les maisons de campagne des riches Damasquins animent la gorge encore étranglée, riantes et pimpantes, tout agrémentées de terrasses, de vérandahs, peintes en détrempe à l’extérieur de la façon la plus réjouissante : bateaux à vapeur, chemins de fer, monstres apocalyptiques, oiseaux inconnus aux naturalistes, se mêlent fraternellement sur le crépi blanchâtre des murs. La route se couvre de piétons, de cavaliers drapés dans leurs mach’las éblouissans de broderies d’or, de jeunes effendis dressant d’admirables chevaux. Enfin le Barada franchit une dernière et haute brèche où de grands vautours planent sur leurs aires ; la vallée s’élargit subitement, les jardins et les vergers s’étendent au large