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verdure du bois, encadrant ces figures énergiques et intelligentes ; les chevaux hennissent et piaffent dans leurs entraves en faisant bruire les ornemens de métal de leurs housses multicolores, les armes damasquinées pendent aux maîtresses branches. Je doute qu’on puisse placer une apparition plus pittoresque, une plus complète incarnation de la couleur et de la poésie orientales dans un lieu mieux fait pour être le théâtre de scènes extraordinaires. Nous croyons rêver. Nous nous arrachons enfin à ces amis inconnus, qui saluent notre départ par des hourrahs frénétiques, des cris de « vive la France ! » et des salves de coups de fusil. Nous nous éloignons, touchés plus que je ne saurais dire de cette affection reconnaissante qui a gardé la vénération du nom français, de ces mœurs nobles et guerrières, et de la grâce fière du jeune chef qui est venu de si loin, avec toute sa tribu, pour saluer un humble voyageur. Pauvre et brave peuple, qui a les défauts de l’enfant, il est vrai, l’imprévoyance et la témérité, mais qui a aussi ses qualités, ses surprises de cœur, ses effusions affectueuses.

A peine échappés à ces fêtes féeriques des yeux et du sentiment, une autre émotion saisissante nous attend. Nous gravissons la dernière rampe du col du Liban, que la neige couvre déjà d’un léger duvet blanc, et à un dernier bond de nos chevaux, qui nous transporte sur l’étroite arête, nous poussons un de ces cris d’admiration qu’arrache à l’homme la brusque rencontre du sublime dans la création. Deux panoramas distincts, tels que je n’en ai jamais contemplé, s’étendent l’un derrière, l’autre devant nous. Là, c’est celui que nous allons quitter, les sites grandioses que nous venons de parcourir, le mont des Cèdres, les pics du Sannîn, la gorge de Kadischâ comme une raie d’ombre éclairée çà et là par les miroirs de ses. cascades, descendant de gouffre en gouffre, entre ses parois de rochers peuplées de monastères, aux sables de la côte, où blanchissent Batroun, Tripoli et Tortose ; à l’horizon, la mer, toujours l’étincelante et chaude mer de Syrie, jusqu’aux limites où l’œil indécis la confond avec le ciel.

Ici, devant nous, aussi soudainement que si l’on tirait une toile de théâtre, se déroulent les larges plaines de la Bkaâ, les ruines de Baalbeck, adossées à la chaîne massive et tourmentée de l’Anti-Liban, à droite le sommet de l’Hermon, masquant le bassin du haut Jourdain, et, au-delà des montagnes, un ciel lumineux et doux, le ciel de Damas.

Après deux heures, d’une rapide et pénible descente, nous trouvons nos tentes au village d’Ainétha, à mi-côte entre le col et la Bkaâ. Après dîner, nous sommes attirés par un vacarme assourdissant de darboukas et de flûtes : ce sont des Bédouins Navarris qui