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se figure une de nos vieilles villes de province immobilisée à la fin du XVe siècle, et apparaissant de toutes pièces dans une île d’Asie. Voilà bien la maison du temps, peu élevée, percée de trois fenêtres carrées partagées en quatre par une croix et encadrées d’un cordon de pierre, la porte exhaussée sur trois degrés, à linteau en saillie écussonné des armes du maître, les gargouilles en forme de guivres, et aux angles les tourelles en encorbellement, les petites chapelles en cul-de-lampe : partout une fantaisie déjà plus sobre qui sent sa renaissance.

Hélas ! l’explosion de 1856 a détruit presque tous les monumens témoins des héroïques luttes de nos aïeux ; cependant, par une galanterie fortuite, elle a laissé debout ceux qui rappellent plus directement la France. La France ! c’est elle dont tout nous parle ici, et je suis, je le confesse, profondément ému en retrouvant sur toutes ces portes des devises, des noms, des emblèmes français et l’écusson fleurdelisé écartelé de Saint-Jean. Voici « l’auberge » de France, la seule épargnée par la destruction, la maison de Pierre d’Amboise, celle de François de Flotte, « prior de Tholoze. » Sur la seule porte des murailles restée intacte, entre deux grosses tours crénelées, voici les figures en haut-relief de trois prieurs, et encore et toujours l’écu de France. De la cathédrale, où était le magasin de poudre qui amena la catastrophe de 1856, il n’est demeuré qu’un campanile isolé. Çà et là, aux alentours, des dalles projetées par l’explosion livrent les noms des héros obscurs dont la poudre turque est revenue troubler la cendre après trois siècles et demi de paix dans la mort. Derrière la cathédrale, les remparts de la ville sont restés tels qu’au jour du dernier assaut : aux embrasures, les canons de l’ordre s’effritent sous la morsure de la rouille ; la sentinelle turque se promène d’un air ennuyé parmi ces chères conquêtes de ses pères, regardant parfois vers la haute mer, comme si elle craignait de voir poindre encore le pavillon à croix blanche sur les galères de Pierre d’Aubusson ou de Villiers de l’Isle-Adam.

En redescendant par les rues moins silencieuses du bazar, nous retrouvons toujours, encastrés dans les murs des maisons, des mosquées, des fontaines, quelques modillons, quelques chapiteaux d’origine franque, quelque pierre tombale où s’agenouille une, gauche et pieuse figure, bon soldat qui prie sur son lit de mort sans s’être dévêtu de sa cotte de fer.

Ah ! je disais ce matin que le renoncement et le sacrifice ne pouvaient pas fleurir sur cette molle terre : ces pierres m’infligent vite un démenti formel. C’étaient bien des hommes de renoncement et de sacrifice, ces aïeux dont chaque pan de mur respecté par le temps raconte la gloire modeste et la mort héroïque ; dévoués au