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ne serait qu’une tombe, si l’esprit de piété vive, si ce côté d’ardente sainteté saisi d’une façon si sublime par Pascal, par Saci, par Lancelot, par tant d’autres des plus humbles, ne lui laissait un des aspects dominans de l’éternelle vérité. »

Peut-être y a-t-il des gens qui préfèrent et regrettent le ton des deux premiers volumes ; pour moi, je ne sais rien qui incline autant à croire, malgré, sinon à cause des réserves, que cet aveu d’admiration arraché au doute par la vérité.

A cette époque de sa vie où je viens de le conduire, Sainte-Beuve était donc dans la pleine force de l’âge, dans la pleine maturité du talent. Il avait un peu plus de quarante ans. Sa réputation déjà consacrée allait chaque jour grandissant. Il avait acquis par son travail une aisance honorable qui le mettait au-dessus de préoccupations toujours pénibles. Sa situation sociale et mondaine était à la hauteur de son mérite littéraire, et c’était pour lui une source d’assez vives jouissances. Il semble donc qu’il eût peu de chose encore à désirer, et que, comparant la position qu’il avait conquise aux débuts pénibles de Joseph Delorme, il n’eût qu’à se féliciter. N’y avait-il rien cependant qu’il regrettât ? Non sans doute, et les quelques pensées échappées de sa plume laissent deviner à cette époque un état d’âme qui n’était exempt ni de mélancolie, ni même d’amertume. Quels étaient donc les objets de ses regrets inavoués, D’abord la jeunesse, qui n’est pas l’âge le plus heureux de la vie ? parce qu’il suffit de la posséder pour n’en pas connaître tout le prix, mais au vêtement de laquelle on s’attache si obstinément dès qu’elle commence à se dérober à nous. Peut-être aussi une renommée plus éclatante telle qu’au début de sa vie il l’avait rêvée, telle qu’il la voyait reluire sur le front doré d’un poète ou d’un orateur. Peut-être aussi ces affections droites, simples et profondes, que rien ne remplace sans la vie et dont l’absence se fait sentir de plus en plus vivement à celui qui pressent en lui-même les symptômes d’un imperceptible déclin ; mais laissons sa plume rendre ces nuances fugitives telles qu’il les a confiées au public dans une heure de mélancolie et d’abandon. « Il vient un moment triste dans la vie, c’est lorsqu’on sent qu’on est arrivé à tout ce qu’on pouvait raisonnablement espérer, qu’on a acquis tout ce qu’on pouvait raisonnablement prétendre. J’en suis là : j’ai obtenu beaucoup plus que ma destinée ne m’offrait d’abord, et je sens en même temps que ce beaucoup est très peu. L’avenir ne me promet plus rien, je n’attends rien de l’ambition, ni du bonheur… J’ai l’esprit assez bien fait pour comprendre que je n’ai pas le droit d’être mécontent, et je me sens le cœur trop large pour le croire rempli. Cet état de tristesse, qui a bien sa douceur, serait celui du sage, s’il ne s’y glissait encore, il