Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/298

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

auparavant, lui disait avec mélancolie : « Vous êtes heureux, vous ! vous n’êtes pas engagé. » Engagé, Sainte-Beuve ne le fut jamais avec personne, et il le fit voir plus tard à bien d’autres que Carrel et Raspail.

Plus profonde, sinon plus durable, fut l’action conquise sur Sainte-Beuve par l’abbé de Lamennais. Ils s’étaient rencontrés déjà en 1829 chez Victor Hugo, dont Lamennais était alors le confesseur ; mais leurs existences ne firent que se croiser sans s’unir. Tout entier aux premières ardeurs de la dévotion mystique qui allait se traduire par les Consolations, Sainte-Beuve n’éprouvait point alors le besoin de suivre un autre guide spirituel que son amour. Ce fut seulement après la révolution de juillet, durant cette période de tâtonnement intellectuel où les doctrines de Saint-Simon et celles de Carrel se partageaient son esprit, que Sainte-Beuve se rapprocha de Lamennais et subit son joug. Il n’est rien qui soit parfois plus difficile à comprendre pour ceux qui n’ont point été les contemporains d’un homme célèbre que la nature et les causes secrètes de l’ascendant personnel exercé par lui. Celui qui lit aujourd’hui à tête reposée les œuvres de l’abbé de Lamennais et surtout les lettres où ce fougueux esprit s’abandonne contre les idées et contre les personnes à tant de violences contradictoires, celui-là peut ressentir par instans la chaleur communicative d’une nature aussi profondément sincère dans ses ardeurs ; il peut s’émouvoir de quelque sympathie en faveur d’une destinée aussi traversée et aussi douloureuse ; mais une qualité, un don, lui paraîtra surtout faire défaut à ce tribun évangélique, à cet apôtre démocratique : c’est le charme. Et cependant, le témoignage de ceux qui l’ont approché de près ne permet pas d’en douter, c’est par le charme personnel, direct, que l’abbé de Lamennais, que monsieur Féli, comme l’appelaient dans l’intimité ses disciples, a exercé sur les esprits et sur les âmes son action la plus profonde. Un de ceux qui se sont le plus résolument séparés de lui à l’heure où lui-même allait se séparer de l’église a raconté que le jour où il avait quitté, après un long combat intérieur, la retraite de La Chesnaye, il avait aperçu, étant déjà sur la route, l’abbé de Lamennais assis à la lisière d’un bois de sapins, au milieu de ses derniers disciples. À cette vue, il avait senti son cœur faillir, et il avait dû faire un dernier effort de volonté pour ne pas retourner en arrière. Il n’en a pas coûté moins d’hésitation et de regrets à tous ceux qui avaient uni leur existence à celle de M. de Lamennais pour rompre les fils mystérieux qui liaient leurs cœurs au sien. C’est ce même sentiment d’indestructible sympathie qui a rassemblé autour de son lit de mort des amitiés ardentes à se frayer un passage et qui conserve aujourd’hui à sa mémoire, jusque