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nouveauté. Le pouvoir était soupçonneux. Les jésuites, toujours à l’arrière-garde du mouvement des idées, firent poursuivre et supprimer cette œuvre. Cependant le branle était donné. Vincenzo Flerès, Gambino Judica et beaucoup d’autres à Palerme, à Catane, dans les séminaires et dans les cloîtres, expliquaient et enseignaient avec une juste indépendance les opinions de Leibniz.

Enfin Miceli (1733-1781) et son enseignement plus original ferment l’ère moderne de la philosophie en Sicile. M. di Giovanni, qui a étudié de très près et connaît à fond le système du maître de Montréal, dont il a le premier publié plusieurs importans ouvrages, s’y arrête et l’expose en quelques pages avec une savante précision. C’est une doctrine qui a quelque rapport avec celle de Giordano Bruno et celle de Spinoza, moins hardie que la première et moins abstraite que la seconde. Le fond du système, et, comme on dit, l’idée maîtresse, est l’affirmation de l’unité de l’être réel, vivant, éternellement agissant, à la fois toute-puissance, sagesse et amour. Rien n’existe qui soit par soi, Dieu seul est par lui-même. Les choses visibles et invisibles, les corps et les esprits, ne sont que des représentations extérieures, phénoménales et changeantes de ses attributs, que les états essentiels de l’être unique et vivant. La nature est comme le vêtement, l’ombre incomplète de Dieu jetée dans le temps et dans l’espace, et s’y déployant sans limite ; mais elle n’ajoute rien à Dieu, elle n’achève ni ne complète sa réalité. Il se suffit et en est indépendant. Miceli, quoique M. di Giovanni l’en défende, incline visiblement au panthéisme de Xénophane avec une teinte de mystycisme. Où est l’être en effet dans cette doctrine ? où est la réalité ? Avec Xénophane et Platon, Miceli répond : en Dieu seul, qui est l’être en soi. La nature et l’homme n’ont pas d’individualité. Ce ne sont qu’ombres, fantômes, reflets et vaines apparences. Dieu comprend en soi tout l’être. Dire que tout est Dieu n’est pas la vraie formule du panthéisme, elle est plutôt d’affirmer l’unité absolue de l’être, soit que l’infini soit absorbé dans le fini, soit que le fini soit absorbé dans l’infini. C’est à cette deuxième forme mystique du panthéisme qu’il semble qu’en dernière analyse aboutisse le système du philosophe de Montréal.

Avec Miceli, la philosophie sicilienne sortit de l’ornière des philosophies de seconde main. Pendant tout le XVIIIe siècle, elle s’était traînée à la suite de Descartes et de Leibniz, dont les opinions ne semblaient être arrivées dans l’île qu’après avoir fait le tour du monde, si l’on peut dire, et vu partout leur crédit diminuer ou se perdre. Miceli édifiait à Montréal un nouveau système au moment où partout ailleurs on paraissait las des systèmes. Il renouvelait et rajeunissait la métaphysique au moment où en Écosse on réduisait la philosophie à une sorte d’histoire naturelle de l’esprit humain. Il professait un idéalisme plein de hardiesse, alors qu’en France les meilleurs esprits oscillaient entre un sen-