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avec lui. Il faut user souvent de l’autorité des officiers, qui s’y prêtent d’assez mauvaise grâce, pour obtenir un gîte ou un moyen de transport. On comprend du reste que ces populations incultes voient d’un mauvais œil l’arrivée d’étrangers qui viennent percer des routes, creuser des canaux, bouleverser leur sol et leurs habitudes invétérées, créer des besoins qu’on ne sentait pas et faire renchérir les denrées dont on ne peut se passer. C’est donc dans leurs relations entre eux qu’il faut juger les mœurs des indigènes ; on les trouve rudes, grossiers, brusques, taciturnes et sombres comme les montagnes stériles et les écueils au milieu desquels ils vivent. Leurs chiens, énormes mâtins d’aspect farouche, vous suivent sournoisement en grognant, puis en racolent d’autres le long des rues, et c’est quand leur troupe se sent en force qu’elle fond sur vous en aboyant. Jamais les maîtres ne font un geste ou ne disent un mot pour les calmer.

Au physique, ils sont plus grands et plus robustes que les hommes du sud, mais moins bons marcheurs et moins lestes ; on ne les rencontre qu’à cheval. Moins intelligens et moins industrieux, ils n’ont pas su développer leur bien-être par l’exploitation des richesses naturelles du sol, et ne demandent au travail que tout juste de quoi ne pas mourir de faim et se griser de temps, en temps. On ne surprend pas un sourire sur leurs visages, on n’entend pas un son de guitare dans leurs chaumières ; ils semblent se courber avec une résignation fataliste sous le joug d’une pauvreté souffreteuse. Les yakounines envoyés par le gouvernement, à titre de stage ou de pénitence, pour administrer ces provinces lointaines, n’y trouvent ni société à leur goût, ni distractions, ni occupations intéressantes : aussi ne se soucient-ils guère de garder leur place et n’apportent-ils qu’un zèle médiocre dans leurs fonctions. En un mot, la vie semble à charge à tout le monde en ce pays, qui pourrait nourrir une joyeuse population de travailleurs.

En approchant d’Ishikari, l’aspect de la côte change ; les falaises s’abaissent, se dérobent, et la vue s’étend sur une baie profonde ouverte au nord-ouest et prolongée dans les terres par une large vallée. Le long du rivage, les dunes sont couvertes de broussailles ; au loin, la forêt déploie ses vagues infinies ; vers le nord, on distingue les montagnes élevées qu’il faut franchir pour gagner Rumo, but primitif de mon voyage ; mais l’aspect monotone de cette côte est, paraît-il, toujours le même, et je préfère me lancer tout de suite dans l’intérieur. Je ne fais donc que quelques tours dans le village, perdu au milieu des dunes, et je m’embarque sur le fleuve, car il n’y a plus désormais d’autre moyen de communication.