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les rivières. La grande espèce n’arrive guère que vers la fin de septembre, mais dès le milieu d’août on en rencontre déjà une plus petite qui se laisse facilement harponner. Les huit ris qui me séparent d’Oshamembé se font tout d’une traite sur le sable humide que laisse la marée basse. Placé à l’arrière de ma petite caravane, je réussis à lui faire prendre une allure assez vive à grands coups d’un fouet fabriqué pour la circonstance. Nous longeons toujours la baie éclairée par un soleil ardent, tandis qu’à gauche se déroulent une lande inculte de peu de largeur et au-delà des montagnes boisées. Une troupe de chevaux à demi sauvages erre entre le rivage et la forêt, cherchant une maigre pâture au milieu des ronces. Deux ou trois huttes abandonnées, autant d’habitations, peuplent ce désert. De l’une d’elles sort une jeune fille aïno chargée d’un petit fardeau qu’elle porte comme un havre-sac, et qui suit nos chevaux à toutes les allures, pendant plusieurs lieues. Voici une famille complète d’Aïnos qui retire la senne ; l’aïeul à barbe blanche, les fils, les femmes, les enfans, tout le monde prend part à la pêche, qui n’a produit que quelques carrelets. Un peu plus loin se présente un enclos encombré d’ossemens de chevaux que je prends pour un simple charnier, mais on me dit bientôt que c’est un lieu de sacrifices. C’est là qu’on immole les vieux chevaux hors de service, les daims, quelquefois les ours pris vivans, avec des libations de riz et de saki, à un dieu ou à des dieux innomés. Voilà le seul vestige de culte qu’on trouve parmi eux. Il faut ajouter que, si on leur offre une coupe de saki, pour lequel ils ont une déplorable prédilection, ils ne manquent pas, avant de l’absorber, de porter les mains au visage et de faire mille gestes d’adoration en murmurant une sorte de prière propitiatoire à un être inconnu. A Oshamembé coule une rivière assez profonde pour y prendre un bain. Je ne peux résister à la tentation de m’y plonger, mais je ne tarde pas à m’apercevoir de mon imprudence. Une jeune fille m’a vu, elle a appelé sa mère ; toute la famille est accourue, les voisins se sont attroupés, et me voilà exposé aux regards d’une quarantaine de spectateurs et de spectatrices curieux de constater si vraiment les étrangers ont le corps blanc de la tête aux pieds, ou s’ils se bornent à se farder le visage et les mains. Cette dernière hypothèse a beaucoup de partisans, non-seulement chez les Aïnos, mais même chez les Japonais du peuple, dont un grand nombre paierait cher ce procédé caché par nous, croient-ils, avec un soin jaloux.

Les Aïnos ne vivent que du produit de la pêche et de la chasse, aussi ne les trouve-t-on qu’au bord de la mer ou dans les forêts solitaires du centre. C’est là que je pourrai les étudier, et que mes impressions se préciseront. Quant à présent, changeant ma