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fervent de la doctrine de Condillac, poussée à ses dernières conséquences par les Cabanis et les Tracy. A vingt ans, il croyait fermement que la pensée est une sécrétion du cerveau, et que rien de l’homme ne survit à l’homme. C’est l’époque de ses études physiologiques et aussi des premières poésies de Joseph Delorme ; mais en passant au Globe il subit une nouvelle influence philosophique qui se personnifia dans M. Jouffroy. Sainte-Beuve a peint avec beaucoup de grâce ce cours mystérieux de philosophie que M. Jouffroy, destitué, continuait de faire à quinze ou vingt élèves dans sa petite chambre de la rue du Four-Saint-Honoré pendant l’année 1828. « Lorsqu’il parlait du beau, du bien moral ou de l’immortalité de l’âme, son teint plus affaibli, sa joue plus légèrement creusée, le bleu plus profond de son regard, ajoutaient dans les esprits aux réminiscences idéales du Phédon. Le jour qui baissait agrandissait la scène ; on ne sortait que croyant et pénétré en se félicitant des germes reçus. » La nature de Sainte-Beuve n’était pas assez réfractaire pour échapper longtemps à cette influence pénétrante. En même temps il subissait aussi, mais de loin, celle plus puissante encore de M. Cousin, dont, à la Sorbonne, il suivait les cours, alors dans tout leur éclat. Il applaudissait sans balancer aux rudesses du grand professeur contre Broussais, Daunou, « et cette coriace philosophie dite sensualiste : ce dernier coup sera décisif, ajoutait-il dans une lettre à un ami, et je me promets bien d’applaudir au résultat, ’car ces vieilles gens sont incorrigibles et harcelans. » Plus tard Sainte-Beuve, ayant eu maille à partir avec M. Cousin, lui a reproché avec amertume les procédés de sa polémique philosophique, et l’épithète flétrissante de sensualistes, qu’il avait appliquée aux philosophes du XVIIIe siècle, tandis qu’il eût été selon lui plus exact et plus équitable de les appeler sensationnistes. « Une probité philosophique plus scrupuleuse que celle de M. Cousin se fût privée d’un tel moyen ; mais en pareil cas l’audacieux personnage n’y regardait pas de si près. » Le souvenir de ces applaudissemens d’autrefois aurait dû peut-être rendre Sainte-Beuve plus indulgent ; mais, quand il s’agissait de lancer un trait à un adversaire, lui non plus n’y regardait pas de si près. Toutefois, s’il a donné son adhésion à la philosophie de M. Jouffroy et de M. Cousin, cela n’a été que pour un temps très court. Il était aussi peu spiritualiste que possible, et les sommets escarpés du déisme étaient trop nus, trop dénués de fleurs pour qu’il pût s’y complaire. A la date même où il suivait les cours de M. Cousin, il écrivait à l’abbé Barbe : « J’ai souvent et même toujours un grand vide, des défaillances d’âme, des ennuis, des désirs. Les doutes religieux y sont bien pour quelque chose, et, quoique cet