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L’autre inspiration est au contraire toute personnelle et intime. Tantôt subtile et raffinée dans l’expression des sentimens, tantôt brutale et grossière dans la peinture des sensations, mais toujours aigrie et souffreteuse, elle n’est pas cependant dénuée d’une certaine poésie âpre. Ce qui manque à cette inspiration, c’est à la fois le charme et la passion. Là où on voudrait trouver la peinture de l’amour, on ne rencontre que celle de la débauche ; là où on cherche l’accent de la douleur, on entend les plaintes de la vanité blessée. Partout quelque chose de fané, de flétri, de desséché, partout ce que Sainte-Beuve appelait lui-même la couleur jaunissante. En un mot, c’est de la poésie bilieuse. Il en avait le sentiment quand, parlant d’une pièce célèbre, objet de beaucoup de quolibets, où pour le coup le jaune domine au point d’en dégoûter tout à fait, il disait avec vivacité : « C’est à prendre ou à laisser, mais cela résume le genre. » Les épigrammes que cette malheureuse conception des Rayons jaunes fit pleuvoir sur Sainte-Beuve lui restèrent longtemps sur le cœur. De temps à autre, il essayait une timide justification, et il ne lui déplaisait pas, après trente-cinq ans et plus, de rappeler que cette pièce était précisément une de celles qui avaient excité l’admiration d’Alfred de Vigny « le pur. » Il faut avouer que, si l’on fait effort pour oublier certaines images ridicules, une poésie étrange, mais réelle, ressort dans cette pièce du contraste fortement rendu entre la gaîté grossière d’un cabaret de barrière et la solitude mélancolique d’une chambre d’étudiant que les rayons dorés du soleil couchant baignent dans une même lumière. Sainte-Beuve a réussi parfois dans ces effets heurtés qu’il se plaisait à rechercher ; mais le caractère général de son inspiration ne saurait être qualifié plus justement qu’il ne l’a été par un critique inconnu dont je n’oserais pas reproduire ici le jugement dans sa crudité, si Sainte-Beuve ne l’avait rapporté lui-même avec quelque complaisance. « J’ai connu, disait ce critique, une femme qui était belle, mais dont l’haleine sentait toujours la, fièvre d’une nuit agitée ; voilà la poésie de ce M. Delorme : ce n’est pas sain, mais c’est pénétrant. » Ce singulier éloge en dit plus que toutes les critiques.

Un an presque jour pour jour après les Poésies de Joseph Delorme parurent les Consolations. Si Sainte-Beuve s’était proposé (et il n’en était pas incapable) d’atteindre à l’effet par le contraste, assurément il put se dire qu’il avait réussi. Autant le désespoir de Joseph Delorme est un désespoir terrestre, révolté, qui semble ne concevoir et ne rêver aucun soulagement par-delà les jouissances souvent très matérielles de ce monde, autant la tristesse des Consolations est une tristesse mystique, déjà à demi transformée en