Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 7.djvu/136

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et sans y adhérer. » Petite contradiction, dira-t-on. Sans doute, mais il ne fallait pas trop tarder à constater que la mauvaise humeur et la rancune inspirent parfois Sainte-Beuve aux dépens de la stricte vérité.

Sainte-Beuve fut donc à son heure et malgré ses désaveux bien près de devenir un doctrinaire. C’est au reste pendant la première moitié de sa vie le trait marquant de son esprit et de sa nature morale, que la flexibilité avec laquelle il se plie à l’influence des hommes et des idées. Le moment venu, il a tiré vanité de toutes ces transformations, et il a érigé la versatilité à la hauteur d’une méthode expérimentale d’observation. A l’en croire, il n’aurait obéi qu’à l’amour de la vérités au désir de pousser aussi loin que possible ses expériences. Il ne faut point accepter pour entière et suffisante cette explication. Sans doute, dans ses conversions si enthousiastes et de si courte durée, il y a du procédé littéraire : curieux et observateur avant tout, il se persuade que le point de vue sera meilleur au dedans de l’édifice qu’au dehors, et si, pour franchir l’enceinte consacrée, on lui demande de revêtir la robe du néophyte, il l’endosse sans hésiter. Le plan des lieux une fois dressé, il laisse insensiblement glisser la robe qu’il a toujours eu soin de ne pas attacher trop solidement, et il ne la reprendra plus. Toutefois le littérateur n’est pas ici seul en cause, et la nature de l’homme est bien pour quelque chose dans cette docilité. Il faut se souvenir ici de cette timidité morale et physique qu’un observateur de son enfance dénotait en lui. Jamais Sainte-Beuve, dans la première moitié de sa vie, ne s’est trouvé en face d’une figure éclatante, jamais il n’a senti la pression d’une main vigoureuse sans aussitôt baisser les yeux et ployer les reins. Il est ébloui, transporté, il s’aligne dans le cortège, et entonne sa partie dans le chœur des catéchumènes. Ce qui distingue en effet les premiers articles critiques de Sainte-Beuve, c’est l’enthousiasme et l’humilité. L’accent du dithyrambe y domine presque toujours. Chateaubriand est « homérique et sophocléen ; Béranger est le « chantre prédestiné ; » écrit-il à Victor Hugo, c’est pour lui dire : « Vous êtes fort, et je suis faible ; vous êtes familiarisé avec l’infini. » Devant M. de Vigny, il s’incline jusqu’à terre. J’achèverai d’exprimer ma pensée par une comparaison que j’emprunterai à Sainte-Beuve lui-même. Parlant un jour d’un des esprits les plus impétueux de notre temps qu’il accusait cependant de suivre toujours l’impulsion de quelqu’un, il a dit assez irrévérencieusement : « Phanor est né disciple. » Eh bien ! il y a dans sa jeunesse beaucoup de Phanor chez Sainte-Beuve. Il s’attache volontiers aux pas de celui qu’il aperçoit marchant d’une allure décidée devant lui ; il caresse et aime à être caressé ; il