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et, parmi les legs qu’il a faits à son fils, on peut compter, en plus de ce culte divin, ses habitudes de lecture et son goût d’annotations un peu minutieuses. Sainte-Beuve n’a point été un héritier ingrat. Tandis qu’à peine nous trouvons dans ses poésies le nom de sa mère, voici avec quel pieux souvenir il parle de son père :

Mon père ainsi sentait. Si, né dans sa mort même,
Ma mémoire n’eut pas son image suprême,
Il m’a laissé du moins son âme et son esprit,
Et son goût tout entier a chaque marge écrit.


Bien des années après, dans un moment d’humilité passagère, il écrivait ces quelques lignes retrouvées dans ses papiers : « Mon père eût été heureux des succès littéraires de son fils, lui qui aimait d’un goût passionné la littérature et la poésie. Que n’ai-je pu lui ressembler et être digne de lui par tous les autres côtés ! Du moins sa pensée m’a toujours été chèrement présente. » Est-il téméraire de supposer que Sainte-Beuve, froissé parfois par les préoccupations un peu bourgeoises de sa mère, se rattachait volontiers à une origine intellectuelle plus raffinée ? En tout cas, cette conformité de goûts, ce souvenir conservé avec orgueil, tout s’accorde à nous montrer que la filiation intellectuelle est là.

Pour en finir avec cette question des origines occultes de l’esprit de Sainte-Beuve, disons qu’il reconnaissait chez son compatriote Daunou l’existence de certaines qualités « sagaces, avisées, lucides, modérées, circonscrites à la fois, » qu’il rattachait au vieux fonds boulonnais ; mais, comme en m’évertuant je n’ai jamais pu arriver à découvrir la moindre ressemblance entre Sainte-Beuve et Daunou, il faut bien en conclure, ou bien que ce vieux fonds boulonnais n’est pas très tenace et qu’il est assez aisé de s’en débarrasser, ou bien, ce qui est mon sentiment, que toutes ces questions de race et d’origine ne jouent dans le développement de la personnalité qu’un rôle très secondaire auprès de l’éducation et des premières habitudes de l’enfance.

Sainte-Beuve fut élevé en partie par sa mère, en partie par une vieille tante, sœur de son père, celle-là même dont il a raconté si étrangement la mort dans la célèbre pièce des Rayons jaunes. Son enfance fut studieuse et paisible. Un de ses plus anciens et de ses plus vifs souvenirs était d’avoir assisté, à l’âge de sept ans, à une grande revue que l’empereur Napoléon vint passer à Boulogne. Pour la circonstance, on l’avait habillé en petit hussard, et il put contempler de près le grand homme. On ne voit point, malgré ce début assez propre à frapper l’imagination d’un enfant, que le désir de porter plus tard et pour de bon l’uniforme l’ait jamais tourmenté.