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Malgré cette affection craintive et touchante, je ne crois pas qu’une intimité très profonde ait jamais existé entre Sainte-Beuve et sa mère. Au dire de témoins oculaires, il la traitait assez rudement quand la pauvre femme s’avisait d’émettre une opinion sur quelque question littéraire qui n’était point de sa compétence. Ce qui me parait trancher la question, c’est la place à peu près nulle qui lui est faite dans les poésies intimes et personnelles de son fils. C’était la mode, au début du siècle, de célébrer sa mère en vers et en prose ; eh bien ! on ne voit pas que, dans ses deux volumes de poésies, Sainte-Beuve ait consacré à sa mère d’autre souvenir que ces deux hémistiches :

…….. Et ma mère aussi m’aime,
Elle mourra pourtant…….


On avouera que c’est plutôt sec. Je ne puis m’empêcher d’en conclure que, s’il n’a pas imité davantage Victor Hugo et Lamartine, c’est que l’inspiration lui faisait un peu défaut.

Ce serait donc chez M. de Sainte-Beuve père qu’il faudrait rechercher l’affinité, si l’on veut à toute force que Sainte-Beuve doive quelque chose à la race. Une première et bien étrange ressemblance existe, à ce qu’il paraît, entre eux : celle des écritures. M. Morand s’y est trompé en achetant chez un libraire de Boulogne un exemplaire de l’Almanach des Muses couvert de notes signées Sainte-Beuve, il fallut que le moderne Sainte-Beuve l’avertit de son erreur ; mais des liens plus étroits semblent avoir rattaché l’un à l’autre ce père et ce fils qui ne se sont jamais connus. M. de Sainte-Beuve avait un goût très vif pour les lettres. A peine arrivé à Boulogne, et encore simple agréeur des eaux-de-vie de genièvre, nous le voyons occupé à fonder des sociétés littéraires. Il aimait les livres, en achetait beaucoup malgré la modicité de sa fortune, et en couvrait les marges de citations, entre autres de vers de Virgile ou d’Horace. On a même conservé de lui un exemplaire des Mémoires de Riouffe qu’il a enrichi de notes et de réflexions sur la terreur. Il y en a d’assez finement écrites, celle-ci entre autres, qui peut-être n’aurait pas été désavouée par son fils : « le repos et la tranquillité publique ne peuvent être l’état habituel des sociétés ; la goutte de trop arrive toujours. » Enfin on croit avoir trouvé dans les papiers de Sainte-Beuve une satire en quinze pages et en vers, intitulée la Conversion des Philosophes, qui serait l’œuvre de son père, et dans laquelle celui-ci prendrait contre Mme de Genlis la défense des philosophes du XVIIIe siècle. En un mot, M. de Sainte-Beuve était un lettré, presque un érudit. Les occupations d’une vie modeste n’étaient point parvenues à le détacher du culte des lettres,