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faudrait dire, non pas comme vous dites : « Nous avons vu le Tiberis jaune, » mais « Nous avons vu Tiberim jaune. » — « Il aimait à vivre dans la débauche à Roma et en savant à Athénæ. » Je cueille au hasard cette phrase de la VIIe satire du livre II, et me demande ce que M. Leconte de Lisle penserait d’un de ses confrères qui, traduisant de l’anglais, écrirait : « Il aimait à vivre dans la débauche à London et en savant à Venice. » Et jugez maintenant de la contradiction, le même auteur qui s’ingénie à ne jamais prononcer que Mœcenas, Augustus, Virgilius, Horatius, intitule son livre « Œuvres d’Horace, » et nous annonce au dos du volume une prochaine édition des « œuvres de Virgile. » Le suprême de l’art serait de faire qu’une traduction eût l’air d’être le texte même du poète transporté de sa langue originelle dans celle de son interprète. M. Leconte de Lisle s’acharne au contraire à dérober cette illusion au lecteur, il contourne sa phrase à plaisir, recherche les mots inusités ; bref, il a son système, et c’est là le point critique d’un travail qui porte à maints endroits la forte marque du savoir et du talent. D’ailleurs, tous ces noms propres, empruntés au vieux langage du XVIe siècle, sont aujourd’hui trop entachés de ridicule ; qui les emploie a l’air de se moquer ; laissons donc Apollo, Juno et Cupido s’en aller du côté des cascades, et tenons-nous-en comme source à la langue d’André Chénier :


Dieu dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute,
Ô Smynthée Apollon, je périrai sans doute,
Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant…

Celui-là par exemple était fait pour traduire Horace. Si j’étais un fidèle, un dévot, je ne cesserais de regretter qu’un tel monument n’existe pas, et ce qui pousserait au comble mon désespoir, ce serait de penser que Paul-Louis Courier a pu mourir, lui, de même sans rien nous léguer de ce genre. Une traduction en vers d’André Chénier, une version en prose de Paul-Louis, quel double idéal ! L’excellent comte Siméon l’eût-il seulement entrevu, lui modeste à ce point qu’il se refusait à croire qu’une tâche à laquelle il se vouait avec tant de persévérance pût occuper des talens de premier ordre ? Si la patience était le génie, l’auteur de cette nouvelle traduction en vers aurait des droits au laurier de Delphes. Dix ans de sa vie, il s’y adonna tout entier, puis, son œuvre littéraire achevée, commencèrent les travaux de l’édition, car, pour mener à bout de telles entreprises, il faut deux conditions qui ne marchent pas toujours ensemble : le loisir et la fortune. « Vous êtes donc bien riche ? » Ce mot d’une Phryné du siècle à son galant de la veille réclamant un nouveau rendez-vous pour la nuit prochaine, la muse, trop