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je pense ? me demande-t-il tout d’un coup en tortillant dans ses doigts une tige de millepertuis… Tu connais l’origine du nom donné à cette plante ?

— Oui, ce nom lui vient de ce que ses feuilles sont percées de milliers de petites glandes transparentes… Après ?

— Eh bien, j’ai observé que les chrysomèles vivent de préférence sur les plantes avec lesquelles elles ont certaines analogies de forme ou de couleur. Il serait curieux qu’on retrouvât sur les élytres de ma chrysomèle les particularités qui distinguent la feuille du millepertuis. Qu’est-ce que tu dirais de cela ?

— Je dirais… que c’est un fameux argument en faveur de la théorie de l’influence des milieux.

— Tu es un âne avec tes milieux, riposte galamment Tristan ; cela prouverait uniquement que, tout être ayant une fin conforme à son organisation, le millepertuis est la fin de la chrysomèle fucata.

— De même que les nez ont été créés pour porter des lunettes, dis-je en riant.

Sur cette plaisanterie, Tristan s’emporte ; c’est sa façon de discuter. De la théorie des milieux, nous passons au darwinisme, puis au panthéisme, et nous voilà poussant des argumens sous les hêtres et faisant retentir les tranchées solitaires des gros mots de transformisme, sélection, esprit, matière…

— La matière ! s’écrie Tristan, sais-tu seulement ce que c’est que la matière ? Nous ne percevons que des phénomènes, et pour un peu je croirais que le monde est plein de fantômes… La musique de l’air dans les pins, l’ombre des nuages que le vent promène sur les coteaux, la feuille d’un buisson qui s’agite seule quand tout le reste est immobile, esprits, esprits !.. C’est là le charme mystérieux de la nature ; le spectacle de la vie n’est beau qu’à travers la brume des illusions…

La discussion nous échauffe, et pour surcroît le soleil est monté au zénith ; les ombres deviennent courtes et nos jarrets se raidissent. La fatigue et le soleil aidant, nous retombons dans le silence.

— Dans un dîner, remarque philosophiquement Tristan, les convives ne se dégourdissent et n’ont toute leur verve qu’au dessert ; c’est précisément le contraire dans un voyage à pied : au début, tout le monde est en bonne humeur et la conversation ne tarit pas ; à la fin, les gosiers sont secs, et les paroles ne tombent plus que goutte à goutte.

Heureusement nous touchons à la lisière du bois. Déjà, dans le fond de la vallée, nous apercevons des maisons éparses au bord de l’Aujon, et le clocher du village, encapuchonné d’un petit toit pointu. Un quart d’heure après, nous entrons à Cour-l’Évêque.