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il me semble trop exclusivement se préoccuper par avance du dênoûment, il prépare de loin l’acte final et laisse trop surprendre qu’il est dans la confidence des événemens tragiques qui vont suivre, en un mot il donne plus d’importance à la destinée lugubre de son héros qu’à sa nature même. Je voudrais le voir marquer davantage certains traits, approfondir, comme il fait pour Hamlet, ce caractère si admirablement complexe et n’en pas négliger les côtés sympathiques. Othello n’est pas, Dieu merci, une tragédie bourgeoise ; rappelons-nous sur quel théâtre et parmi quelles circonstances le drame se joue : Venise et sa flotte, la guerre avec les Turcs, les expéditions navales d’Othello, tout cela sert de fond à la pièce, en rehausse le niveau et communique aux personnages, à l’action, cet air et ce ton de grandeur ambiante que nous nommons le style. Je demande donc à M. Rossi plus de navrante douleur, de morne désespoir, de tendresse et de poésie dans les immortels adieux à la guerre, et pour pouvoir me résumer sur son compte en quatre mots, je saute au quatrième acte de Kean, son triomphe.

Tout le monde sait que la délicieuse scène d’Hamlet avec Ophélie sert de prétexte à cet acte. Kean est devant le public de Drury-Lane, il joue le prince de Danemark, lorsque tout à coup, dans la loge du prince de Galles, il aperçoit qui ? la comtesse Keffel, son rêve à lui, son amour, son idole ! Ce n’est qu’un geste muet, qu’un regard, mais la salle entière tressaille, car elle comprend qu’il a vu. Le trouble commence, et quelle gradation ! L’œil se voile, s’égare, se fixe par instans, revient, s’obscurcit comme le cerveau. Le comédien joue encore que l’homme est déjà frappé de mort. Longtemps luttent, combattent les deux natures ; enfin la démence éclate, et c’est le comédien qui traduit à vos yeux l’égarement de l’homme, c’est Hamlet qui devient fou et qui succombe à ce que souffre Kean. Une pareille étude tient de la psychologie et de l’esthétique aussi bien que de l’art dramatique. Talma fut le premier chez nous qui réfléchit à ces conditions nouvelles de l’art du théâtre, aujourd’hui si négligées de nos comédiens, lesquels se contentent de dire et de continuer sur les planches les leçons du Conservatoire. C’est pourquoi ce fier esprit, si fort en avance sur son temps, passa sa vie à regretter de ne pouvoir se prendre corps à corps avec Shakspeare, dont on ne lui donnait pas même l’ombre à interroger. Cette lutte de Jacob avec l’ange, M. Rossi, plus heureux, a pu l’entreprendre aux applaudissemens de tout Paris, et je ne saurais mieux conclure qu’en lui appliquant le mot de Coleridge à propos de Kean : « allez le voir, il vous semblera lire Shakspeare à la lueur des éclairs ! »


F. DE LAGENEVAIS.