Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/945

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

De la profondeur immense de cette passion, de sa personnalité jalouse et féroce, la pauvre et charmante créature ne se doute pas, et la voilà qui dans la légèreté, l’inconscience de son être tout féminin, se remet à jaser, à minauder d’une allure dégagée avec les jeunes gens. Et quand Iago l’accuse d’aimer Cassio, le poète nous laisse entrevoir ce qu’un tel soupçon pourrait bien contenir de vérité. Elle aime, j’en conviens, sans songer à mal, mais ce que j’aperçois m’effraie pour l’avenir d’une femme que sa mollesse, les convenances et l’absence de tempérament protègent seules.

Là se trouve le point douloureux du drame, l’idée tragique de Shakspeare qu’en ces deux lignes je dégage : malheur et perdition à celui-là qui met toute sa vie dans l’amour d’une femme, car la femme, être essentiellement réfractaire au sérieux d’une passion sans bornes, n’y répondra jamais, — même honnête et vertueuse, — qu’insuffisamment et de manière à déchirer le cœur du malheureux. Dans les deux derniers actes, cette déplorable inconséquence de l’héroïne aggrave encore la situation ; avertie par les mauvais traitemens d’Othello, chez qui le tigre se démasque, Desdemona commence enfin à comprendre sa faute, une parole d’Émilia lui découvre l’abîme où, tout, en badinant, elle s’achemine ; l’épouvante alors la saisit :

Réponds, Émilia, mais surtout sois sincère. —
Peut-il donc exister des femmes sur la terre
Qui trompent leurs maris, et si grossièrement ?


Examen de conscience in extremis, vain retour qui ne sauvera point la vie à l’épouse du More, mais qui du moins servira d’argument aux âmes compatissantes en faveur de la belle et charmante victime, coupable à maints degrés sans doute, mais assurément innocente de fait. Elle est par excellence l’être féminin frivole et fragile, comme Othello nous représente l’homme naturel, inculte, que la passion aveugle et déborde.

Ces rôles de Shakspeare ont des profondeurs à déconcerter les plus habiles. Les tenir par tous les côtés est l’affaire d’une vie d’artiste, et souvent les meilleurs y renoncent, se contentant d’étudier, de rendre certaines parties du grand ensemble plus en harmonie avec leurs propres facultés. Ainsi, d’après ce que j’entends dire, Kean lui-même jouait un Othello, il ne jouait pas Othello. Lisez l’intéressant essai sur l’art dramatique de M. G. Lewes[1]. Vous y verrez que sa figuration laissait d’ans l’ombre une foule de traits caractéristiques, pour n’insister que sur la jalousie barbare et la férocité du personnage. Il le jouait en nègre, les cheveux crépus, une tunique de laine blanche nouée à la taille par une écharpe de couleur où pendait son poignard, les jambes nues et

  1. On Actors and the Art of acting, by George Henry Lewes. London, Smith-Elder, 1875.