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s’applique qu’au texte de l’ouvrage donné à Prague, car à Vienne en 1788, le succès s’étant les premiers jours montré assez réfractaire, on dut avoir recours à des remaniemens ; divers morceaux furent changés de place, il y en eut d’autres d’ajoutés, ce qui amena dans l’économie du drame des modifications dont il serait désormais très difficile, sinon impossible, de se rendre un compte exact, attendu que, si nous possédons à quelques rares exemplaires l’édition de Prague, la version de Vienne ne nous est venue que par tradition. Or chacun sait ce que généralement ce mot-là signifie. En langage de théâtre, qui dit tradition dit intervention d’une foule d’individualités en dehors des auteurs de la pièce, collaboration des comédiens qui ont joué les principaux rôles, des régisseurs et des machinistes, d’où il suit que, chaque fois qu’on reprend un ouvrage, il s’agit pour l’acteur de se régler sur les façons d’être, le costume, les intonations et les moindres gestes de l’acteur qui l’a précédé, de même que celui-là tint pour premier devoir de reproduire son prédécesseur, et que celui qui vous succédera cherchera à vous imiter, vous. — Quoi qu’il en soit, ce libretto de Prague tel que M. de Wolzogen se complaît à nous le rendre a des côtés pleins d’instruction et d’amusement. Vous y voyez que ce terrible don Giovanni, avant que le type se fût dégagé, était tout simplement un giovane cavaliere estremamente licenzioso ! Honnête et douce naïveté qui vous remet en mémoire le « Curiace, gentilhomme d’Albe, » de notre vieux Corneille, et que le commandeur s’appelle don Gonzalo de Ulloa, trait caractéristique qui dès l’abord rattache le drame de Lorenzo da Ponte à la tradition directe de Tirso de Molina.

Il va sans dire que la mise en scène pratiquée sur nos théâtres, s’il lui arrive par momens de se trouver conforme aux préceptes de l’auteur, s’en éloigne aussi très souvent. Négligeons les scènes secondaires, prenons par exemple le grand finale. Au premier cri de détresse que pousse Zerline et dès que les trois masques se sont élancés au secours de la victime, da Ponte veut que la scène se vide : i suonatori e gli altri partono confusi. Assurément la vérité dramatique l’exigerait ainsi ; mais l’effet musical, que deviendrait-il ? Nous savons tous que là Mozart n’a point mis de chœur, et que les choses se passent entre les seuls personnages de la pièce ; outre que le respect du texte le commande, la vérité, je le répète, ordonne qu’il en soit ainsi, attendu que d’ordinaire la buona gente ne se mêle pas aux querelles des grands et n’a rien de plus pressé que de quitter la place et de laisser les seigneurs dégainer entre eux. A la bonne heure, mais les meilleurs raisonnemens vaudront-ils qu’on renonce à l’un des plus splendides effets où la musique de théâtre puisse atteindre ? Ce finale du second acte de Don Juan tel qu’on l’exécute aujourd’hui à l’Opéra, en plein luxe de résonnance, de décors, de costumes et de figuration, avec ses sept voix dirigeantes que mènent