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avions le soleil en face, et l’eau des étangs nous en renvoyait le reflet dans les yeux. Cette façon d’aller n’était pas engageante, et la conversation s’en ressentait. Pour accourcir la route, Tristan, qui sait son La Fontaine par cœur, se met à me réciter des fables. Il venait de terminer le Satyre et le Passant, quand, s’arrêtant pour reprendre haleine: — As-tu remarqué, me demande-t-il, combien la moralité des fables de La Fontaine est souvent tirée aux cheveux, et comme elle est parfois contradictoire?

— C’est que La Fontaine a une façon toute neuve de considérer la fable; il prend la moralité pour prétexte et l’art pour but.

— Oui, repart Tristan, La Fontaine est surtout un artiste; c’est le plus original et le plus étonnant des poètes du XVIIe siècle. Chacune de ses fables fait rêver, et cependant tout y est net et sobre. Dans cette cour à perruques et à grands canons, dont le maître appelait les paysagistes hollandais « des magots, » La Fontaine est le seul qui n’ait jamais hésité à se servir du mot propre, et qui ait peint avec amour les paysans, les arbres et les bêtes. Voilà de quoi rabattre le caquet aux critiques qui veulent expliquer les poètes par l’influence des milieux.

— Encore faudrait-il savoir dans quel milieu vivait La Fontaine. Je ne suppose pas qu’il fréquentât beaucoup la cour, dont il disait pis que pendre. Il préférait entretenir commerce avec les petites gens, sous la tonnelle d’un cabaret, ou avec les bestioles des champs et des bois. Songe qu’il aimait la nature et que dans sa jeunesse il avait été forestier.

— Oh ! si peu ! réplique Tristan en secouant la tête, Furetière prétend qu’il ignorait la plupart des termes du métier; en somme, c’était un naturaliste médiocre.

— Je t’accorde qu’il n’a pas découvert la chrysomèle du millepertuis, mais quoi! de son temps les sciences naturelles étaient dans les limbes, et la nomenclature...

Tristan m’interrompt d’un air piqué et s’écrie : — Il a dit des hérésies à propos de l’escarbot, il a appelé le roseau un arbuste, et il a fait percher le corbeau sur un arbre, un fromage au bec !

— Soit, pourtant là encore il y aurait à distinguer. Pour certaines fables, il a ingénument accepté la mise en scène réglée par ses prédécesseurs; mais quelle vérité dans les morceaux où il a observé directement la nature! Comme il a peint avec le ton juste le chat, le coq, Jeannot Lapin, la chèvre « à traînante mamelle, » l’hirondelle

Caracolant, frisant l’air et les eaux !...


Ce n’était pas, après tout, un naturaliste à courte vue, celui qui osait soutenir à l’encontre de Descartes l’intelligence des bêtes et