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s’étaient établis dans d’autres pays, et qu’il en vint d’Angleterre ou de Suisse pour rejoindre les nouveaux sujets de l’électeur Frédéric-Guillaume.

D’après des documens officiels, on évalue à 20,000 le nombre des réfugiés français que reçut le Brandebourg au temps du grand-électeur : c’était plus du dixième de la population de cette province ; mais on ne peut mesurer par des chiffres les services que rendirent nos compatriotes à leur patrie adoptive. Qui pourrait calculer ce que leur a dû Berlin ? Après la guerre de trente ans, lorsque Frédéric-Guillaume y établit sa résidence, la capitale comptait environ 6,000 âmes ; elle avait 950 maisons habitées, qui tournaient vers des rues non pavées des pignons de bois flanqués de fumier et d’étables à porcs. Par le mauvais temps, qui n’est pas rare en ces contrées, la circulation était à peu près impossible dans la rue. Il y avait des ponts sur la Sprée, mais si mauvais qu’un charretier ne s’y pouvait risquer sans recommander à Dieu son chargement et son âme. Le grand-électeur fit beaucoup pour purifier et agrandir ce vilain endroit : il en accrut la population, qui s’éleva sous son règne, au dire des uns à 14,000 âmes, au dire des autres à 20,000 ; mais il faut, dans ce nombre, compter 6,000 réfugiés français. Sans aucun doute, ce sont eux qui ont le plus contribué à transformer la ville ; parmi eux, un assez grand nombre étaient riches, et les pauvres étaient très industrieux. Ceux-ci s’établirent dans des échoppes à tous les coins de rue et à tous les angles du château électoral ; mais ceux-là bâtirent dans le quartier de Dorothée, que les réfugiés appelaient quartier des nobles, des maisons dont les hôtes étaient trop policés à coup sûr pour offrir à la vue du passant de sales étables toutes remplies du grognement d’animaux immondes. S’il est passé dans l’esprit berlinois des parcelles de l’esprit des réfugiés, c’est l’objet d’une controverse où il est malaisé d’apporter des argumens irréfutables. Il est certain que le Berlinois est plaisant, mais il ne met point de grâce dans sa raillerie, et, comme aucune aménité ne la tempère, elle blesse plus souvent qu’elle n’égaie ; ses bons mots ont pourtant la fortune d’épanouir les figures allemandes, et on lui accorde partout en Allemagne le privilège de l’esprit. Il est sceptique, dédaigneux des théories et des phrases de convention, et il n’a point le culte des traditions historiques : ce sont là certainement des traits heureux ou malheureux de notre caractère national. On va jusqu’à prétendre, — nous avons nous même recueilli cette opinion à Berlin, — que parmi les libéraux qui s’évertuent aujourd’hui à détruire en Prusse et en Allemagne les derniers débris du passé féodal, les descendans des réfugiés français se distinguent par l’ardeur de leur rationalisme. Encore une fois, ce sont des matières sur lesquelles on peut discuter sans