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On peut trouver que Bathsheba ne fait pas preuve de bon goût en se laissant admirer par le sergent Troy. Aussi le romancier ne l’excuse-t-il guère. Il se borne à faire voir une fois de plus combien tout ce qui reluit fascine, et il étudie son héroïne sans chercher à dissimuler que sa cervelle manque d’équilibre. La rencontre du sous-officier a laissé la pauvre fermière troublée ; une seconde entrevue l’achève. Sous prétexte de voir Troy faire devant elle cette escrime du sabre dont elle a entendu raconter des merveilles, elle lui accorde un véritable rendez-vous. La scène est très originale, et quand la villageoise, au milieu des passes brillantes que le sergent exécute autour d’elle avec l’art d’un prévôt d’armes, se trouve enveloppée d’un cercle de fer étincelant au soleil, quand elle voit la lame agile venir enlever sur son front une boucle rebelle qui s’y est égarée, quand elle sent la pointe aiguë du sabre s’abattre sur son corsage pour y transpercer une chenille tombée d’une branche voisine, la malheureuse, épuisée par la variété de ses émotions et cédant au charme qui la maîtrise, s’assoit sur une touffe de bruyère et garde le silence.

« — Il faut maintenant que je vous quitte, dit doucement Troy, Je prends la liberté de garder ceci en souvenir de vous.

« Elle le vit se baisser vers le gazon, ramasser la boucle frisée qu’il avait séparée de ses tresses nombreuses, l’enrouler autour de ses doigts, de faire un bouton du revers de sa tunique et la glisser soigneusement au dedans. Elle se sentait incapable de résister ou de refuser. Cet homme était trop fort pour elle.

« Il s’approcha d’elle et dit : — Il faut vous quitter. — Il s’approcha encore, et une minute plus tard elle vit sa forme écarlate disparaître derrière les bouquets de fougère avec la rapidité de l’éclair, comme un tison ardent vivement agité. »

L’espace de cette minute a décidé de la destinée de Bathsheba : Troy aura la fermière et la ferme. Il est aimé avec cet abandon complet que font de leur personne les caractères forts une fois qu’ils ont livré leur indépendance. Qu’il y ait dans l’entraînement de son héroïne une petite dose de folie, l’auteur ne le nie pas. C’est un trait de plus dans l’âme qu’il a décrite avec tant de soin, âme virile par la volonté et par la passion enfantine. De ses trois prétendans, Bathsheba va choisir, a déjà choisi le moins digne ; mais personne ne lui a enseigné qu’on est coupable de ne point contrôler ses sentimens et d’en négliger les conséquences. Son malheur, c’est de n’être tout à fait ni une femme du monde ni une fille de la campagne, d’appartenir par les goûts et par l’intelligence à ce qu’on appelle la société sans en avoir l’expérience, et de vivre aux champs avec les bestiaux pour voisins de maison et les journaliers pour compagnie.