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et à la vieille mode. — Fort bien, dit-elle, et elle lui tendit la main, serrant les lèvres avec une froideur pleine de réserve. Oak ne garda cette main qu’un instant, car, dans la crainte de paraître trop démonstratif, il toucha les doigts de la jeune fille avec la légèreté de l’indifférence.

« — Je suis fâché, dit-il aussitôt après avec une sorte de regret.

« — Et de quoi ?

« — D’avoir lâché votre main si vite.

« — Vous pouvez l’avoir encore, si cela vous plaît : la voici. — Et elle la lui rendit. Cette fois Oak la tint longtemps, beaucoup plus longtemps, à dire vrai.

« — Comme elle est douce ! et encore quand c’est l’hiver ; ni rude, ni rien du tout…

« — Là, en voilà assez, fit-elle sans la retirer pourtant ; mais peut-être pensez-vous que vous aimeriez à la baiser ? Vous le pouvez, si vous en avez envie.

« — Je n’y pensais pas du tout, dit Gabriel simplement ; mais je vais…

« — Non, vous ne le ferez pas, — et elle retira la main.

« Gabriel se sentit coupable d’un nouveau manque de tact.

« — Et maintenant tâchez de découvrir mon nom, dit-elle pour l’agacer. — Et elle s’en alla. »

Nous sommes en pleine idylle ; mais cette idylle est moderne. Miss Bathsheba n’est en effet ni une Galatée ni même une de ces filles des champs très vivantes et très vulgaires que Fielding, au dernier siècle, a dépeintes dans Joseph Andrews et ailleurs ; elle appartient plutôt à la classe des jeunes femmes de la nouvelle Angleterre, telles du moins que le roman contemporain se plaît à les décrire. Les mœurs ont-elles donc tellement changé depuis cinquante ans, ou est-ce l’imagination qui prend chez quelques écrivains la place de l’observation ? Ce qui est certain, c’est que les Edgeworth, les Burney et les Austen, si quelque baguette enchantée leur rendait la vie, ne reconnaîtraient plus leur sexe dans maint auteur à la mode. Que diraient-elles devant ces jeunes personnes aux cheveux rouges et aux manières hardies qui ne jouent pas de la harpe, qui savent au besoin allumer la pipe de leur fiancé, et qui n’entendent plus rien au langage des fleurs ? La surprise glacerait sur leurs traits le sourire et elles s’enfuiraient épouvantées. Elles auraient tort ; après tout, ces nouvelles héroïnes valent souvent mieux que leur apparence, et elles sont aussi capables que les anciennes de dévoûment et de réflexion.

M. Hardy a eu l’idée ingénieuse de transporter dans la vie champêtre un de ces caractères de jeune fille indépendante, rendant ainsi la pastorale vraisemblable, ce qui n’est pas une qualité