Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/829

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une seconde fois Sacher-Masoch essaya de la comédie historique. L’Homme sans préjugés réussit comme un tableau très exact de la lutte des lumières, favorisées par Marie-Thérèse, contre les abus, les superstitions, les mœurs féodales et la domination jésuitique qu’avait laissés grandir le règne de Charles VI. On admira la verve et la netteté avec lesquelles ce moment de transition était rendu. Depuis, le thème scabreux de l’émancipation de la femme fut repris par Sacher-Masoch dans une comédie sociale, Nos Esclaves, où l’on sent l’imitation des auteurs dramatiques français contemporains.

Le théâtre ne lui faisait pas négliger la littérature romanesque ; peut-être même produisait-il trop, si c’est à cette fécondité excessive qu’il faut attribuer l’inégalité de ses œuvres. Certes la diatribe contre les jésuites, intitulée Pour la gloire de Dieu, les recueils d’aventures d’amour et de théâtre, les esquisses fugitives telles que la Fausse Hermine, Bonnes gens et leur histoire, etc., n’ajouteront rien à la réputation de l’écrivain ni à celle du penseur. Il y a cependant beaucoup d’esprit gaspillé au hasard dans ces bluettes ; on a pu en juger ici même par certaine étude piquante de fourberies juives, le Mariage de Valérien Kochanski[1] . Nous glisserons légèrement sur le roman plus ambitieux de la Femme séparée, qui fit fortune jusqu’en Amérique et fut trouvé moral, au même titre probablement que Madame Bovary, par le réalisme impitoyable de la peinture du vice. Celle des œuvres de Sacher-Masoch qui subsistera pour sa gloire devant l’Europe et la postérité, c’est le Legs de Cain.

L’auteur du Comte Donski était professeur à l’université de Grætz quand son ami, M. Kürnberger, auteur d’un ouvrage très remarqué en Allemagne, America-Muden, lui donna l’excellent conseil de renoncer une fois pour toutes à représenter la vie allemande, devenue terne, incolore et sans intérêt, pour suivre la voie de Gogol, de Tourguénef et de Petœfi, en se proclamant le poète de la Petites-Russie. Quinze jours après, il achevait le Don Juan de Kalomea, inspiré par le souvenir de sa patrie autant que par sa folle passion pour la personne étrange qui est aussi l’héroïne de la Femme séparée. Tourguénef, son modèle, était égalé du premier coup, sinon dépassé ; jamais l’écrivain grand-russien n’avait mieux exprimé la majesté mélancolique de la plaine infinie, jamais surtout il n’avait trouvé de type aussi profondément original que celui de ce séducteur qui, en aimant et en trompant toutes les femmes, ne peut réussir à oublier la sienne, pour lequel le bonheur conjugal est resté le paradis, un paradis à tout jamais fermé, mais regretté toujours, et dont les hâbleries de libertin sont touchantes comme

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1875.