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administrés, puisqu’ils l’accusèrent à son retour d’avoir rudement pillé la province, et qu’il ne fut absous que par la protection de César. Pour se justifier de ses fautes, Salluste invoque la meilleure excuse qu’il puisse alléguer. Il rappelle en quel temps le hasard l’a fait naître et quelles compagnies il a fréquentées dans sa jeunesse. Il a vécu au milieu d’une société corrompue « où la pudeur, l’honnêteté, la vertu, étaient remplacées par l’audace, les profusions et l’avidité ; » sans doute il n’a pas échappé tout à fait à la contagion de ces vices, mais il lui semble, quand il se compare à ses compagnons, qu’à tout prendre il valait mieux qu’eux. Il a pourtant été jugé plus sévèrement que les autres ; tandis qu’on est souvent assez indulgent pour les Cœlius, les Curion, les Dolabella, les Antoine, on s’est montré pour lui sans pitié. D’où vient cette différence qu’on a mise entre eux, et pourquoi ne les a-t-on pas traités tous exactement d’après leurs mérites ? Je n’en vois qu’une raison : Salluste, après une vie qui n’était pas exemplaire, s’est permis de prêcher la vertu ; l’ancien amant de Fausta n’a pas craint de flétrir les débauchés ; le magistrat peu scrupuleux qui avait rapporté d’Afrique des richesses scandaleuses a vanté les biens honorablement acquis et proclamé d’un ton d’oracle « que la fortune est une chimère, et que le sage n’en doit pas faire cas. » C’est ce contraste d’une morale sévère et d’une conduite relâchée qui a indisposé contre lui. On lui a naturellement appliqué les principes rigoureux qu’il affichait : plus il était dur à tout le monde, plus on était tenté de l’être pour lui.

Pourquoi donc a-t-il commis cette faute grossière de se faire à contre-temps prédicateur de morale et de se donner un rôle qui lui convenait si mal ? C’est, je l’avoue, ce qu’il n’est pas aisé de comprendre. J’ai peine à croire, comme on le pense d’ordinaire, qu’il voulait seulement tendre un piège à la postérité et qu’il espérait, au moyen de quelques déclamations vagues, se faire passer pour un personnage austère. Un tel calcul serait peu digne d’un homme d’esprit si perspicace, qui connaissait à fond le monde et sa malignité. Il aurait été vraiment trop naïf, s’il avait cru qu’il pouvait si aisément la désarmer et qu’il lui suffisait de quelques belles paroles pour effacer le souvenir de tant de méchantes actions. Ce qu’il y a de plus simple après tout, c’est de penser qu’il entrait peut-être dans ces protestations de vertu plus de sincérité qu’on ne croit. L’époque où les ouvrages de Salluste furent composés peut expliquer bien des choses. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il s’avisa d’écrire[1], c’est-à-dire après les proscriptions et les guerres civiles, au

  1. De Brosses s’est trompé quand il a cru que le Catilina avait pu être écrit avant le triomphe de César. Il n’est pas douteux qu’il n’ait été composé qu’après que César était mort et dans les derniers temps de la vie de Salluste.