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ravissemens où cela jette. Je n’ai rien éprouvé en ma vie de plus enchanteur ; cela ne se peut comparer qu’à la Nuit du Corrège. » Avec ce goût ardent pour les arts et ces aptitudes diverses, l’Italie devait l’enchanter. Il en revint pénétré pour elle d’une admiration très vive, mais parfaitement sincère, où il n’entrait ni mode ni convention. Aujourd’hui qu’elle a été si souvent décrite, on la connaît avant de l’avoir vue. On subit, sans le vouloir, l’influence de ceux qui l’ont visitée avant nous. Dans l’enthousiasme qu’on ressent pour elle, il y a toujours une part de souvenir et d’imitation. Comme au temps de De Brosses les voyages étaient moins fréquens, il a pu se livrer davantage à ses sentimens personnels, et toute son émotion lui appartient. Il ne nous dit que ce qu’il éprouve, comme il l’éprouve, et ce mérite est devenu si rare chez les voyageurs de nos jours qu’on en est tout à fait charmé.

Une autre raison du plaisir que nous cause son livre, c’est qu’il nous a dépeint une société fort étrange et qui n’existe plus. L’Italie, qu’il a si bien vue, n’est pas celle que nos aînés ont visitée et que nous voyons aujourd’hui ; il l’a saisie à un moment curieux et piquant. Vers 1740, quand il l’a parcourue, elle n’avait plus de grands écrivains ni de grands artistes ; tous les arts, à l’exception de la musique, étaient en pleine décadence, mais elle n’en était guère préoccupée. Elle se reposait dans une inaction joyeuse de sa longue fécondité, de cette fièvre de travail et d’invention qui l’avait fatiguée pendant trois siècles. Le souci de la vie politique ne s’était pas encore réveillé chez elle, elle ne songeait pas à réclamer son indépendance ou à rêver son unité. Satisfaite du présent, heureuse de vivre, elle était toute à la gaîté, à l’insouciance, au plaisir. Les petits princes entre lesquels elle était partagée se ruinaient à entretenir des cours fastueuses ; les républiques qui existaient encore n’avaient pas d’autre affaire d’état que d’inventer des amusemens nouveaux. C’est ainsi que De Brosses l’a vue et l’a décrite, et Stendhal, qui la connaissait si bien, lui rend ce témoignage « qu’aucun étranger, avant ni depuis, ne l’a mieux vue et jugée que lui. » Il l’a prise sur le vif, il la met sous nos yeux avec ses mœurs étranges et ses contrastes saisissans, ces abbés à talons rouges « qui dans un spectacle public, en présence de quatre mille personnes, se font donner des coups d’éventail sur le nez par des courtisanes célèbres, » ces abbesses qui se battent à coups de poignard pour un amant, ces podestats « ensevelis dans une perruque hors de toute mesure et de toute vraisemblance, » ces théâtres où l’on voit plus de moines qu’à la procession et où pendant l’entr’acte de grandes dames font la quête pour le luminaire de la paroisse, ces couvens « où les religieuses sont mises de manière à faire bien valoir leur beauté, avec une petite coiffure charmante, un habit bien entendu