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Bismarck songe à traiter avec le Vatican ou à renouer avec les conservateurs. On entend dire qu’il a eu à Varzin de longs entretiens avec M. Wagener, qu’après un dîner il s’est exprimé fort durement sur le compte de M. Lasker, et que dans un cercle intime il a traité d’absurdes les lois de mai. C’est ainsi qu’il entretient chez ses nouveaux amis de salutaires inquiétudes ; mais depuis longtemps les conservateurs ne peuvent plus se faire d’illusions. Ils savent combien il serait difficile à M. de Bismarck de se passer des nationaux-libéraux et aux nationaux-libéraux de se passer de M. de Bismarck.

Si ce ménage est souvent troublé par des dissensions, par des aigreurs, par des reproches, par des méfiances, par de méprisantes hauteurs, les brouilleries momentanées n’aboutiront point à un divorce. Que dans cette persuasion les conservateurs prussiens aient compulsé avec soin la liste de tous les hommes politiques de l’Allemagne pour tâcher d’y découvrir le successeur prédestiné de l’homme nécessaire, la chose est hors de doute. Que dans le temps ils aient jeté les yeux sur l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, qui était recommandé à leur choix par son ambition et ses talens bien connus, nous ne pouvons non plus en douter, et la brochure en fait foi. Elle nous apprend à ce sujet un détail piquant. Bien que le comte Arnim se défiât de M. le baron de Holstein, bien qu’il le soupçonnât de correspondre avec M. de Bismarck, il ne put se tenir de lui faire lire une lettre qu’il avait reçue de Berlin et dans laquelle il était désigné comme l’héritier présomptif du chancelier de l’empire. De quelles étourderies ne sont pas capables les gens d’esprit ! et avec quelle rigueur la fortune les leur fait expier ! En poursuivant à toute outrance l’audacieux qui rêvait de le supplanter, en l’accablant de tout le poids de ses implacables ressentimens, M. de Bismarck n’a pas voulu seulement se venger, il a voulu faire un exemple. L’exemple a été terrible, et il a été profitable. Bien des fiertés se sont assouplies, bien des inimitiés invétérées ont désarmé. Aujourd’hui l’omnipotent ministre cueille des fleurs dans plus d’une terre longtemps infertile qui ne lui rapportait que des chardons ; il récolte des sourires sur des bouches chagrines, qui lui avaient juré une haine immortelle, et quand il est à la cour, il peut dire comme le Dieu d’Israël : Ce peuple m’honore des lèvres, quoique son cœur soit loin de moi.

Ce qui a dû aider le comte Arnim à ne pas refuser le rôle périlleux qu’on lui destinait, c’est l’idée qu’il s’est faite de son redoutable rival. Si nous jugeons de ses sentimens par ceux de son défenseur, qui a reçu toutes ses confidences, il est disposé à croire qu’on a surfait le génie politique de M. de Bismarck, et qu’il n’est pas aussi difficile de le remplacer qu’on se le figure en Allemagne et ailleurs ; il traite de fétichisme aveugle le culte qu’ont voué ses compatriotes à l’homme supérieur qu’il n’aime pas. Proudhon comparait Napoléon Ier, affolé par sa fortune, à