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Les yeux du vieillard étaient troubles, et durant un instant nous restâmes silencieux ; puis il continua : — C’est le 9 mars 1814, la veille de la bataille de Laon et le lendemain du combat de Craonne, que j’ai gagné cette montre. J’étais en reconnaissance avec mes hussards aux environs de la ville, qui se trouve sur une hauteur. Jacob était là. Nous allions dans la nuit pour tâter les avant-postes ennemis, et le jour commençait à paraître, quant au détour d’un chemin nous aperçûmes quelques dragons d’Espagne, qui sans doute faisaient le même service de leur côté. Ils avaient leurs grands manteaux blancs et portaient la barbe entière ; nous avions nos dolmans rouges. Aussitôt qu’on se reconnut, les sabres furent en l’air ; ils rejetèrent le coin de leurs manteaux sur l’épaule, nous notre pelisse, et je me trouvai dans la mêlée face à face avec le chef de la reconnaissance ; il essaya de prendre à ma gauche, heureusement je l’avais prévenu, et malgré sa parade, les chevaux étant lancés, je le perçai d’un coup de pointe au cœur. Les dragons avaient attaqué bêtement, ils n’étaient pas en force ; mais ces gens-là ne doutent jamais de rien, et c’est pour cela que nous les battrons toujours. Sept ou huit des leurs restèrent sur place, je perdis deux hussards et j’eus un blessé. L’affaire s’était passée dans un clin d’œil. Les dragons, repoussés, allèrent se reformer plus loin ; mais, comme le canon se mettait à tonner, annonçant la bataille, et que mes ordres étaient remplis, je ne voulus pas les poursuivre. Seulement, en repassant sur la route et voyant mon homme en travers du fossé, je dis à Jacob de mettre pied à terre et de le visiter. Tu t’en souviens, Jacob ?

— Oui, mon commandant.

— Il avait cette montre, reprit le grand-père, et cinquante napoléons dans une ceinture. Je distribuai l’argent à mes hussards et je gardai pour moi la montre. Je l’ai portée jusqu’à mon départ du régiment. Elle a marqué l’heure la plus sublime de ma vie, l’heure où, chargeant à la fête de mes hussards dans la plaine de Waterloo, j’ai vu fuir devant nous, comme une armée de barbares en déroute, les dernières légions de Bonaparte !.. La voici… Porte-la toujours… et puisse-t-elle marquer pour toi des heures encore plus glorieuses, si c’est possible… Puisse-t-elle marquer la dernière heure de la puissance velche, en même temps que le triomphe de la vieille race féodale !

À partir de ce jour, Otto von Maindorf me traita en homme.

Quelques mois plus tard, j’entrais à l’école des cadets avec le numéro deux. Ce fut un nouveau jour de bonheur pour le bon grand-père. Il se réjouissait de me voir bientôt, le sabre au poing, à la tête d’un peloton de hussards ; mais cette dernière satisfaction