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toujours la bouche pleine dans nos universités, et qui réduisent bientôt leurs élèves au crétinisme le plus absolu ? Aucune ! Aussi je ne puis songer encore maintenant aux soins du grand-père sans éprouver une douce émotion, et je suis forcé de reconnaître qu’à lui seul se rapporte le mérite de mes convictions, que j’espère bien faire partager, bon gré, mal gré, selon mes forces et mes moyens, à tous les gueux d’opinion contraire.

En ce temps-là, dans le courant de l’été de 1828, parut pour la première fois avec la fermeté de mon caractère le succès des bonnes leçons du grand-père, ce qui lui fit un plaisir inexprimable.

Il souffrait depuis quelque temps d’une ancienne blessure qui le forçait de garder la chambre, étendu dans son fauteuil, la jambe en l’air et de fort mauvaise humeur ; mais cela ne m’empêchait pas de faire chaque matin un tour à cheval avec Jacob, car il le voulait absolument, pour entretenir les bonnes habitudes. Ce jour-là donc, nous galopions, le vieux hussard et moi, sur la route de Vindland ; le temps était superbe, on fauchait les seigles ; la fumée des pêcheries se déroulait dans les airs ; quelques voiles grises glissaient au loin sur la mer, unie comme un miroir. Naturellement tout cela nous avait égayés, quand arrivant près de la Mulsen, au moment de passer le petit pont de bois, nous vîmes arriver derrière nous un jeune homme à cheval, un grand garçon à peu près de mon âge, en petit frac vert, bottes molles garnies d’éperons et casquette de chasse ; il montait à la mode anglaise, appuyé sur les étriers, un magnifique bai brun, et nous devança sur le pont sans nous regarder, d’un air d’indifférence ; il se permit même d’écarter mon cheval d’un petit coup de sa cravache, ce qui me rendit d’abord tout pâle de colère.

— C’est le fils aîné de M. Strœmderfer le bourgmestre, dit Jacob ; il vient de visiter leurs récoltes. Ces grandes voitures de gerbes qui s’avancent là-bas sont à eux.

Je l’avais bien reconnu ; depuis longtemps cette figure me déplaisait. Aussi sans répondre je partis ventre à terre sur ses traces, en criant : — Halte !.. Halte !.. Attends !.. Halte !..

Mais lui, se retournant à demi, et m’observant du coin de l’œil d’un air moqueur, redoublait de vitesse ; son cheval, plus grand et meilleur coureur que le mien, m’eut bientôt distancé d’un quart de lieue, et je le vis entrer au bourg. Alors, tout frémissant, j’attendis Jacob. — Un fils de marchand de poisson, oser se rire d’un Von Maindorf !.. — Jamais je n’avais éprouvé d’indignation pareille.

— C’est un gueux !., me dit le vieux hussard ; il faudra se plaindre.

— Se plaindre !.. A qui ?.. Devant le juge Kartoffel, qui lui ferait