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Aux poissons qu’ils ont pris dans leurs filets, aux bêtes qu’ils ont blessées de leurs flèches, les indigènes de l’Amérique du Nord adressent des prières et des excuses. Les Hurons promettaient aux poissons, s’ils consentaient à se laisser prendre, de rendre tous les respects possibles à leurs arêtes[1]. Il est clair que ce que les sauvages redoutent et implorent ainsi, ce n’est pas la malheureuse bête désarmée dont ils vont faire leur nourriture, c’est l’âme qu’ils placent en elle, âme qui, dégagée du corps, va peut-être déployer contre eux des pouvoirs inconnus et les persécuter de sa vengeance.

Ces idées expliquent l’usage presque universel aux époques héroïques de sacrifier sur la tombe des chefs et des guerriers leurs chevaux de prédilection ; nous en trouvons des exemples jusque dans la deuxième moitié du XVIIe siècle : aux funérailles de Jean-Casimir de Pologne, son cheval fut égorgé solennellement. De même quand un enfant vient de mourir, les Groënlandais ont l’habitude de tuer un chien, pour que l’ombre sagace de l’animal serve de guide dans l’autre monde à l’âme inexpérimentée et peureuse du défunt.

Mais l’analogie alla plus loin encore, et attribua une âme même aux objets inanimés. On trouve souvent dans les plus anciens tumuli des armes qui évidemment ont été brisées à dessein. Ce fait paraît avec raison à M. Lubbock la preuve que ces peuplades croient, en brisant les objets, les faire mourir, et qu’alors, non pas l’objet lui-même, mais son ombre sert dans l’autre monde au défunt. Celui-ci, passé à l’état de fantôme, ne pourrait faire usage d’arcs, de flèches, de haches, de couteaux, tels que ceux qu’il employait pendant sa vie ; mais des ombres conviennent à une ombre, et l’homme retrouve après sa mort, impalpables et pourtant matériels comme lui, tous les objets qui lui furent chers ici-bas. Chasseur, il pourra, dans les plaines sans fin, poursuivre et percer un gibier sans cesse renaissant ; guerrier, il livrera d’interminables batailles où les forces ne s’épuisent jamais, où les blessures guérissent d’elles-mêmes ; enfant, il aura sa poupée, que sa mère pleurante a déposée près de lui dans son tombeau.

Ainsi, parallèlement au monde réel, on fut amené à concevoir un monde d’ombres et de fantômes, image exacte de l’autre. Quand

  1. Chez les Hurons, « les ossemens du castor étaient l’objet d’une tendresse particulière, et on les dérobait soigneusement aux chiens, de peur que l’esprit du castor défunt ou ceux de ses confrères survivans n’en prissent ombrage. — M. Kinney rapporte la stupéfaction d’un groupe d’Indiens auxquels on montra un daim empaillé ; croyant que son esprit serait offensé de cet indigne traitement de ses restes, ils l’entourèrent en lui faisant mille excuses et en fumant devant lui en guise d’offrande expiatoire. » (Les Pionniers français de l’Amérique du Nord, par Parkman, introduction, p. LV.)