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l’ombre est plus grande que le corps auquel elle s’attache : plus grande aussi que son corps était l’image du chef apparu. De là cette croyance, universelle dans l’enfance des peuples, que ce qui survit à l’homme, c’est son ombre ; de là aussi l’opinion de certaines tribus sauvages, que les cadavres ne font pas d’ombre au soleil.

Voilà, selon M. Spencer, — reproduisant, sans s’en douter, une vieille théorie de Lucrèce sur la formation de l’idée des dieux, — voilà, selon l’école transformiste, le point de départ de la croyance à la vie future. Est-il donc besoin, pour en expliquer l’origine, d’avoir recours à je ne sais quel instinct supérieur, privilége exclusif de l’espèce humaine ? L’imagination et le rêve suffisent. Or certains animaux rêvent et imaginent. M. Darwin avait un chien qui témoignait sa frayeur en voyant remuer l’ombre d’un parasol. De la peur des ombres à celle des esprits, il n’y a qu’un pas. La croyance à l’immortalité est en germe dans le cerveau du chien.

Suivons maintenant les développemens naturels que cette croyance dut prendre dans l’esprit humain. Il est possible qu’à l’origine les sauvages, fascinés par le prestige que la puissance des chefs exerçait sur leur imagination, leur aient attribué le privilége à peu près exclusif de l’immortalité. En effet, selon le témoignage de M. Lubbock, « aux îles Tonga, les chefs sont immortels, les Toas ou peuple sont mortels ; quant à la classe intermédiaire ou Mooas, il y a grande différence d’opinion. » Mais la piété filiale dut être aussi forte et produire les mêmes effets que le respect inspiré par les chefs. Comment croire que l’image des parens morts n’ait pas visité le sommeil des enfans ? Et comment la tendresse filiale n’eût-elle pas accueilli avec joie l’espérance à laquelle l’illusion du rêve semblait l’inviter ? L’amour ne se résigne pas à l’anéantissement de l’objet aimé. Les parens morts existent donc encore ; mais cette existence ne dure pas plus longtemps, selon l’opinion primitive, que leur souvenir dans l’âme de leurs enfans. On trouve chez certaines peuplades sauvages la croyance que les parens survivent, mais non les grands-parens.

La plus simple des analogies, le désir de retrouver plus tard les êtres aimés, l’horreur instinctive du néant, conduisirent promptement l’homme à penser que quelque chose de lui devait subsister après sa mort. D’ailleurs ce même phénomène du rêve, point de départ de toute cette série d’inductions, ne lui prouvait-il pas que sa pensée pouvait quitter son corps immobile et se trouver instantanément transportée, aux contrées les plus éloignées ? « Les Dayaks, dit M. Saint-John, cité par M. Tylor, regardent les songes comme des événemens réels. Ils croient que pendant le sommeil l’âme tantôt reste dans le corps, tantôt l’abandonne et voyage au loin ; ils pensent aussi que, soit qu’elle demeure dans le corps ou