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nous allons faire ; mais auparavant il était indispensable de réduire à leur juste valeur les inductions tirées de l’état mental des sauvages contemporains. Il fallait prouver que ceux-ci n’ont aucun titre pour représenter à nos yeux l’humanité primitive, et fût-il établi que la croyance à l’immortalité de l’âme est totalement étrangère à certaines peuplades, on n’en saurait légitimement conclure qu’elle n’est pas un des caractères distinctifs de l’espèce humaine, et qu’elle n’est autre chose que le produit ultérieur et pour ainsi dire accidentel de facultés qui nous sont communes avec les animaux[1].


II.

La mort est un phénomène qui imprime une violente secousse à toute imagination. On a peine à concevoir l’impression qu’il dût faire sur l’esprit des premiers hommes. Ce chef de la tribu, si fort, si redoutable, presqu’un dieu pour les siens, le voilà raide, immobile, glacé. Parmi tant d’épouvantes qui assiégent de toutes parts le malheureux sauvage, celle-là fut la plus terrible. La nuit, les cerveaux sont hantés par l’image du mort, et, comme il arrive en songe, on le voit plus grand, plus vigoureux ; il semble, comme dit Lucrèce, mouvoir des membres plus vastes, posséder une vie plus pleine, être invulnérable à tous les coups. Au réveil, on s’interroge, on se communique les visions du sommeil : le chef est vivant, puisqu’on l’a vu ; ces intelligences ignorantes distinguent mal entre les fantômes imaginaires qui flottent dans le crépuscule des rêves et les réalités que les sens perçoivent. Pourtant le cadavre est là : on l’assied dans sa hutte, devenue chambre funéraire ; ce n’est pas ce corps inerte qui a triomphé de la mort : qu’est-ce donc ? Une forme qui lui ressemble, quelque chose sans doute qui vivait, se mouvait avec lui, et s’est brusquement séparé de lui, son ombre peut-être ? Oui, car au coucher du soleil, à cette heure où l’imagination se sent envahir par les vagues inquiétudes de la nuit,

  1. Il est probable du reste que le nombre des peuplades et des races étrangères à ces croyances a été fort exagéré. « Il n’y a pour ainsi dire pas une nation de la Guinée, dit Prichard, qui ne croie que l’âme est immortelle, qu’elle continue à vivre après la séparation du corps, qu’elle a certains besoins, accomplit certaines actions et est capable spécialement d’éprouver du bonheur ou du malheur. » Quant aux peuples civilisés de l’ancien monde, M. Henri Martin a vigoureusement réfuté l’opinion de ceux qui prétendent qu’on ne trouve pas trace dans les livres saints des Hébreux de la croyance à l’immortalité, et tout récemment M. Ravaisson, dans un beau mémoire sur les Monumens funéraires chez les anciens, a montré que certaines scènes des monumens grecs, appelées généralement des adieux, expriment au contraire une foi très manifeste à une réunion ultérieure.