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eux; il est même possible qu’ils aient été relégués dans des quartiers spéciaux. Ils durent naturellement s’efforcer de se soustraire à un si mauvais voisinage, et ils allèrent habiter dans de petits villages appelés kietzen, d’un mot slave qui désigne un engin de pêche, et que les contemporains traduisent en latin par villa slavicalis. C’étaient de misérables hameaux, sans territoire labourable, et dont les habitans n’avaient d’autres ressources que la pêche : ils étaient si pauvres que leur seigneur, le margrave, exigeait d’eux pour tout impôt un certain nombre de lamproies au jour de la Nativité. Un écrivain allemand explique l’existence de ces villages par le goût passionné qu’il attribue aux Slaves pour le poisson et les plaisirs de la pêche; mais il n’y a pas d’autre explication possible ici que la rigueur de la colonisation germanique. Le colon a si bien fait son œuvre qu’excepté dans l’ancienne Lusace le souvenir de l’origine slave ne vit plus en Brandebourg que pour les érudits, dans des noms de villes, de villages ou de cours d’eau, sur lesquels on discute. La langue, qu’on n’avait pas le droit de parler devant les tribunaux du vainqueur, disparut; tout ce qui pouvait rappeler la vieille religion wende fut proscrit par le clergé ; maintes superstitions locales, que l’on a cru longtemps remonter aux temps antérieurs à la conquête, ont été reconnues purement germaniques. Les contes brandebourgeois parlent encore aujourd’hui de Wodan, de Freia, du chasseur de Hackelberg; mais il n’y a plus place au foyer pour les dieux slaves comme Radegast, le dieu hospitalier et de bon conseil, ou Swantwit, le dieu de la sainte lumière. Or le souvenir des légendes qui ont bercé l’enfance est le dernier que garde la mémoire des peuples comme celle des individus : il ne s’évanouit que dans la mort.

Le pays transalbin a donc été germanisé par l’établissement de colons sur des terres inoccupées, par la juxtaposition de l’Allemand et du Slave au détriment de ce dernier, en d’autres endroits par l’extermination des vaincus. Qu’on remarque ici encore l’originalité de l’histoire brandebourgeoise. En France, des couches romaine et germanique ont recouvert le fond celtique de la population, et à la fin du Ve siècle de notre ère, le mélange est fait : la France est à peu près au complet. En Brandebourg, la population primitive disparaît peu à peu; peu à peu elle est remplacée, non par une tribu quelconque, comme celle des Francs, des Burgondes ou des Wisigoths, mais par de petites troupes, qui arrivent sans cesse de contrées différentes. Aucune d’elles n’est assez considérable pour absorber les autres, imposer ses coutumes et ses lois; aucune n’est conduite par un chef puissant : toutes se rangent, en arrivant, sous le chef commun, le margrave, qui les a mandées, leur marque leurs places et leur dicte leurs devoirs. Ces immigrations se perpétuent