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étrange et impétueux qui entraînait alors le peuple de Pierre le Grand et de Catherine II. « Une puissance irrésistible pousse les peuples à se réunir en grandes agglomérations en faisant disparaître les états secondaires, et cette tendance est peut-être inspirée par une sorte de prévision providentielle des destinées du monde. » Ainsi s’exprimait au lendemain de Sadowa un document officiel d’une autorité incontestable, un manifeste diplomatique qui annonçait urbi et orbi les hautes pensées du gouvernement impérial de France[1]. Le moyen de s’étonner dès lors que les enfans de Rourik se soient fait le même raisonnement, qu’ils se soient demandé avec candeur si la bataille de Kœnigsgrœtz ne venait pas de livrer décidément l’Europe centrale aux Hohenzollern et l’Europe orientale aux Romanof ? Après quelques instans d’hésitation et d’effarement, le patriotisme moscovite résolut en conséquence de ne prendre nul ombrage de l’ambition du roi Guillaume Ier, mais il se mit à proclamer sur-le-champ que la Russie avait, elle aussi, une mission à remplir, une « idée » à réaliser, et que le soleil des unités nationales et des grandes agglomérations brillait pour tout le monde.

Il y avait dans l’ancienne capitale des tsars une feuille célèbre qui, bien déchue depuis et descendue à l’heure qu’il est au rang d’un journal ordinaire, quoique toujours important, exerçait alors une influence prépondérante, tyrannique, de la Dvina jusqu’à l’Oural : on l’appelait par momens et sans y entendre malice « le premier pouvoir de l’état après l’empereur. » Depuis la funeste insurrection de Pologne, la Gazette de Moscou était en effet le moniteur des passions populaires de la sainte Russie, l’officine d’où partaient les mots d’ordre pour l’opinion publique dans le vaste empire du nord, et souvent même des instructions formelles pour les ministres dirigeans à Saint-Pétersbourg. Cette fois encore l’organe tout-puissant de M. Katkof se fit le porte-voix de la nation et traça impérieusement le programme de la politique de l’avenir. Déjà peu de temps après la conclusion de la paix de Prague, la feuille de Moscou posait « comme une vérité incontestable, que la marche des événemens a fait naître des intérêts qui invitaient les deux puissances de Russie et de Prusse à s’allier encore plus activement que par le passé; » elle affirmait en outre que des ouvertures dans ce sens avaient été faites par M., de Bismarck, « ouvertures d’autant plus acceptables que la Prusse n’a pas d’intérêts qui lui soient propres en Orient; sur cette question, le cabinet de Berlin peut prendre, de concert avec la Russie, telle attitude qui lui conviendrait. » Le thème fut depuis repris et développé sous mainte forme et dans maint article jusqu’à ce qu’un

  1. Circulaire de M. de Lavalette, 16 septembre 1866.