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de gravité et de généralité. « Sa majesté impériale, continuait le chancelier russe dans sa dépêche du 16 novembre 1866 à M. de Budberg, a accueilli avec satisfaction les ouvertures que M. le marquis de Moustier nous a faites en vue d’une entente entre le cabinet français et nous sur les éventualités qui surgissent en Orient. Les principes généraux que M. le ministre des affaires étrangères de France a émis, les assurances qu’il nous a données, ont aux yeux de notre auguste maître un prix tout particulier, puisqu’ils émanent de la pensée directe de l’empereur Napoléon, et que c’est par ordre exprès de sa majesté que M. le marquis de Moustier a abordé ces questions. » La verve et l’entrain d’Alexandre Mikhaïlovitch allaient toujours en croissant : il finit même par parler latin et par écraser le pauvre envoyé turc avec une citation classique. « Voici, écrivait-il au mois de février 1867, ce que j’ai dit à Comnenos-Bey : l’île de Crète est perdue pour vous ; après six mois d’une lutte aussi acharnée, la conciliation n’est plus possible. En admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque temps l’autorité du sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu’il y a de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation : solitudinem faciunt, pacem. appellant... »

Malheureusement on ne fut pas longtemps à reconnaître que, tout en faisant fête à la France et à l’Autriche de leur évolution orientale et en s’efforçant même de les compromettre dans cette direction autant que possible[1], le chancelier russe avait un soin extrême pourtant de maintenir son accord intime avec l’ancien collègue de Francfort et de ne contrarier en rien ses visées dans les affaires de l’Occident. Très ardent pour la cause du plébiscite en Crète, il se montrait par contre d’une indifférence absolue au sujet d’une cause analogue sur l’Eider, bien autrement légitime pourtant, garantie par des traités solennels[2], et qui intéressait à un si haut point la noble et malheureuse patrie de la future tsarine. Il garda un silence non moins significatif en face de la publication faite au mois de mars 1867 par M. de Bismarck des conventions avec les états du sud, conventions qui assujettissaient à la Prusse

  1. « Je veux bien que vous envoyiez votre voiture devant ma porte, mais à la condition que vous montiez en effet chez moi, » disait spirituellement à M. de Budberg un des prédécesseurs de M. de Moustier à l’hôtel du quai d’Orsay quelques années auparavant, mais dans des conjonctures semblables où la Russie faisait sonner haut les avances du cabinet des Tuileries en même temps qu’elle éludait avec soin tout engagement positif envers lui.
  2. Les préliminaires de Nikolsbourg ainsi que le traité de Prague avaient stipulé la rétrocession au Danemark des districts du nord du Slesvig après un vote des populations. On sait que la Prusse a éludé jusqu’à ce jour l’exécution de cet engagement.