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à son langage et si caractéristiques pour son tempérament : « Notre enjeu est devenu plus grand à la suite de nos victoires; nous avons maintenant plus à perdre, mais la partie est encore loin d’être complètement gagnée! » A moins d’une action combinée et résolue de l’Europe, l’absorption de l’Allemagne entière par la Prusse n’était plus qu’une question de temps, et, à le bien prendre, la Russie y trouvait encore moins son compte que la France. La France voyait seulement s’unir en faisceau plus compacte et plus menaçant une fédération de royaumes et de principautés qui déjà auparavant lui avaient été hostiles ou du moins opposés. La Russie au contraire perdait toute une ligue d’états dont la fidélité et le dévoûment ne lui avaient jamais fait défaut, qui lui formaient une espèce d’enceinte continue du côté d’un Occident parfois peu sympathique ; à leur place allait se substituer une puissance formidable, entreprenante et envahissante dès l’origine, appelée tôt ou tard par la nécessité de l’histoire, par la fatalité de race, à représenter et à opposer l’idée germanique à l’idée slave. A toute autre époque de l’empire des tsars, dans le bon vieux temps du comte Nesselrode par exemple, — alors qu’au lieu de faire de la politique de dépit et de propagande sur les bords de la Neva, on y faisait de la politique de conservation et d’équilibre, — la conduite d’un chancelier russe en pareille occurrence n’eût point été douteuse : une coalition de la Russie, de la France et de l’Autriche se fût formée au lendemain de Sadowa pour la sauvegarde de l’Europe, et ce n’est pas trop dire que d’affirmer que, dans le printemps de l’année 1867, Alexandre Mikhaïlovitch tenait en ses mains les destinées du monde.

Ainsi mis en demeure de faire son choix, le prince Gortchakof n’eut garde de décliner les avances française et autrichienne dans la question d’Orient; il s’empressa de leur donner un retentissement très grand au contraire, et s’éleva même parfois en cette occasion à un lyrisme peu usité dans le style des chancelleries. Il fut charmé du nouveau ministre d’Autriche et lâcha toutes les écluses d’un enthousiasme quelque peu forcé. « M. de Beust, écrivait-il à son ambassadeur à Londres, inaugure une ère nouvelle dans la politique de l’Autriche, une ère à vues larges et élevées; c’est le premier homme d’état de ce pays et de notre époque qui fait courageusement l’essai de quitter le terrain des rivalités mesquines.» Pour ce qui regardait la France, il s’appliquait surtout à bien marquer que l’initiative venait d’elle, et « en priant l’empereur Napoléon III de se reporter aux entretiens que l’empereur Alexandre a eus avec lui à Stuttgart » (en 1860), il semblait vouloir assigner aux pourparlers actuels un caractère extraordinaire