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d’institutions autonomes suivant la diversité des religions et des races[1], » et il hésitait d’autant moins à faire à cette vaste conception le sacrifice de l’article du traité de Paris touchant la neutralisation de la Mer-Noire que l’Autriche l’avait combattu dès l’origine, qu’elle n’y avait adhéré qu’au dernier moment pour complaire aux puissances occidentales et mettre fin à la guerre de Crimée, et que les événemens en avaient démontré depuis la complète inefficacité. C’est sous l’impression du désastre de Sinope que la France et l’Angleterre avaient imaginé de restreindre les forces navales du tsar dans l’Euxin ; par ce moyen, elles avaient entendu mettre Constantinople à l’abri d’un coup de main russe ; mais, sous ce rapport comme sous tant d’autres, la physionomie de l’Orient avait essentiellement changé d’aspect. La Russie n’en était plus à méditer un coup de main : elle s’avançait plus lentement, mais bien plus sûrement, vers son but. La pacification du Caucase[2], la faiblesse irrémédiable de la Porte et le mécontentement chaque jour croissant des raïas, aussi impatiens du joug turc que dévoués à leur unique protecteur, le tsar, lui valaient bien tous les vaisseaux de la Mer-Noire. Du reste a-t-on réellement affranchi Constantinople de tout danger de ce côté ? demandait le ministre autrichien. « En supposant que la Russie se décidât à construire des vaisseaux dans la mer d’Azof, lui ferait-on la guerre pour l’en empêcher ? » Et le cabinet de Vienne résumait toute sa pensée par ces mots caractéristiques : « la question d’amour-propre ne saurait être décisive en face des intérêts immenses qui sont aujourd’hui en jeu. » En effet, on ne saurait trop insister sur cette vérité : la clause au sujet de l’Euxin n’était plus depuis longtemps qu’une « question d’amour-propre » entre les puissances occidentales et la Russie ; on ne saurait nier non plus que M. de Beust ait vu loin et juste dans sa dé- pêche du 1er janvier 1867. Au lendemain de Sadowa, il cherchait à reconstituer l’Europe, à la retrouver, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, et il savait y mettre le prix.

Dans une direction différente, la France s’évertuait de son côté à complaire aux vues du cabinet de Saint-Pétersbourg en concentrant ses efforts principalement sur la question brûlante du moment, sur cette insurrection candiote, dont l’opinion publique en Russie avait si ardemment épousé la cause. M. de Moustier proposa au prince

  1. Dépêche de M. de Beust au baron de Prokesch à Constantinople, 22 janvier 1867.
  2. « Ce qui m’alarme le plus, c’est le changement considérable que la pacification des provinces du Caucase a apporté à la situation de la Russie. Il est hors de doute pour moi que, dans les éventualités futures, les attaques les plus sérieuses des Russes seront dirigées contre nos provinces de l’Asie-Mineure. » Ainsi s’exprimait au commencement de 1869 Fuad-Pacha dans son testament politique adressé au sultan.