Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mais laissons la « démocratie scientifique » régler ses comptes avec les théories nouvelles. C’est à un autre point de vue que nous devons marquer nos réserves à l’égard de la philosophie sociale qu’on prétend nous imposer.

Ce qui frappe tout d’abord l’esprit dans cette tentative systématique pour appliquer les lois de l’histoire naturelle aux rapports et aux phénomènes sociaux, c’est le sacrifice du droit individuel au droit social, qui n’est autre chose que l’intérêt spécifique. On n’a jamais, dans aucune autre école, fait si peu de cas et tenu si peu de compte de la personne humaine. En cela, je le sais, la morale de l’évolution imite la nature, qui ne paraît avoir de sollicitude que pour l’espèce, si l’on peut appliquer une pareille expression à son œuvre inconsciente. Il semble en effet parfaitement indifférent à l’aveugle créatrice que, dans le développement exubérant de la vie, des milliards de germes ou d’individus périssent, pourvu que quelques-uns, plus heureux, transmettent à travers les âges le type de ces obscures multitudes, proie dévouée à la mort. Cela seul, paraît-il, vaut la peine d’être préservé. Le reste appartient aux vents, aux flots, à toutes les fatalités du dehors, à l’extermination incessante et mutuelle, à tous les hasards de la grande arène sanglante qui se continue depuis les sommets des Alpes jusqu’aux profondeurs de l’Océan. Familiarisés par la science avec de pareils spectacles, avec ces jeux gigantesques de la vie et de la mort, où l’individu n’est rien, où l’espèce seule a son prix, il n’est pas étonnant que ces nouveaux moralistes apportent dans les théories sociales leurs habitudes d’esprit. Ils imitent la nature, et en l’imitant, ils pensent être dans la vérité. Dans la vérité biologique, soit, non dans la vérité sociale, qui s’appelle la justice, et c’est là une des oppositions manifestes qui éclatent entre l’histoire naturelle et la morale, entre le règne animal et le règne humain. Pour eux, le bien général, l’utilité de l’espèce, est la règle unique, la seule qui soit concevable en dehors des chimères transcendantes de la métaphysique ou des religions. La moralité consiste à comprendre ce principe et à s’y conformer. — Pour nous, je dirai pour les hommes de toute école, de tout parti, de toute race (en dehors des systèmes), il y a une garantie inviolable de la personne humaine, qui s’appelle le droit, et ce droit est sacré, parce que ce n’est pas une convention humaine qui l’établit et parce qu’une autre convention n’en peut rien enlever.

Dans cette morale que l’on fonde sur l’histoire naturelle, où est la garantie de l’individu? Je ne la vois nulle part, puisqu’elle a pour principe de nier l’origine supérieure de l’idée de la justice, d’en détruire autant qu’il est en elle le caractère auguste et sacré,