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Il en est tout autrement de Locke, homme intègre, patriote libéral, penseur ferme et serein, qui, tout en écrivant son beau livre sur l’Entendement humain, défendait envers et contre tous la liberté religieuse, et rédigeait sous le titre de Gouvernement civil le code des nobles principes qui devaient faire la force et l’honneur de l’Angleterre. Autant M. de Rémusat s’était montré sévère pour Bacon, autant il a d’admiration pour le philosophe modeste et sage qui a si bien su mettre sa vie d’accord avec ses doctrines. Cette vie, il la raconte avec une juste émotion, et il saisit encore cette occasion de déterminer le sens de la révolution qui a remplacé l’imbécillité fanatique des Stuarts par la clairvoyance libérale de Guillaume III ; mais il tient surtout à justifier le philosophe des conséquences que ses disciples ont tirées de son système. Il est vrai que son inimitié pour les idées innées de Platon lui a fait méconnaître la constitution propre de l’intelligence humaine et les vérités qui s’y rattachent nécessairement. Il est vrai encore qu’il n’admet pour source de nos connaissances que la sensation et la réflexion; mais il n’a pas poussé ce système jusqu’au bout, et ce n’est pas lui qui a dit « qu’il n’y a rien dans l’intelligence qui n’ait été dans les sens. » M. de Rémusat renvoie ce théorème de la philosophie sensualiste à ses vrais auteurs, à Condillac, à Condorcet, à Tracy. Ce que l’on peut, selon lui, reprocher à Locke, c’est d’avoir frayé le chemin que d’autres ont suivi. Il n’en reste pas moins, comme philosophe et comme chrétien rationaliste, le principal précurseur de la philosophie écossaise.

En publiant son Essai sur Locke au mois de février 1875, M. de Rémusat faisait son testament philosophique. Bientôt cette noble intelligence allait s’éteindre, ce cœur généreux allait cesser de battre. L’homme privé était au niveau du philosophe, de l’écrivain, de l’homme politique. On ne pouvait pas le connaître véritablement sans l’aimer, et ceux qui ont eu le bonheur de vivre dans son intimité peuvent seuls dire tout ce qu’il valait. Dans sa famille, il était l’objet d’une adoration passionnée à laquelle la mort a donné une nouvelle force. A l’Académie, où ses opinions n’étaient pas celles de tous ses confrères, il n’y avait qu’une voix sur son urbanité, sur son éclatante supériorité, sur l’indépendance et la fermeté de ses opinions. On regrettait depuis quelques années de ne plus l’y voir assez souvent; il y vint cependant le jeudi qui précéda sa maladie et il dit son avis dans une discussion importante. En sortant du palais de l’Institut, il prit froid, ce qui ne l’empêcha pas d’aller le soir au théâtre. Le lendemain, il était au lit, et quelques jours après il succombait, entouré de soins, dans la plénitude de sa connaissance. Il a couru sur ses derniers momens des versions diverses. Personne ne peut sonder le mystère de ses pensées à cet instant