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et mobile, chacun y a son rôle, et ce cri d’Abélard vaincu : « vous êtes des tyrans ! » doit retentir dans tous les cœurs. Cependant il lui reste Héloïse, qui, toujours tendre et dévouée, vient le supplier de fuir la France et d’aller vivre avec elle, loin du monde chrétien, dans la retraite la plus profonde. Abélard d’abord se laisse émouvoir; mais tout à coup, soit que l’ambition survive à la défaite, soit que le souvenir des joies à jamais perdues lui soit trop pénible, il la repousse et la renvoie à son couvent, tandis qu’il ira à Rome demander que le jugement du concile soit cassé.

Après avoir montré dans Bernard de Clairvaux le prêtre ambitieux, violent, injuste, M. de Rémusat a voulu montrer un autre prêtre simple, doux, tolérant, et il a conduit Abélard malade dans le couvent de Cluny. Là il est reçu comme un frère par l’abbé Pierre de Cluny et par les religieux, qui, malgré sa condamnation, lui donnent les soins les plus empressés; malheureusement son état s’aggrave chaque jour, et sur son lit de mort il a un retour superbe sur la futilité des études auxquelles il s’est livré, et sur l’importance de celles qu’il a négligées. « J’ai, dit-il, usé mon temps et mon esprit à sonder tous les mystères dont la théologie se vante; mais l’énigme de notre nature, l’énigme de notre destinée, qui pèse sur tous les cœurs en tout temps, en tout lieu, je n’y ai pas pensé un jour. Et de cela pourtant, le savant comme l’ignorant, le païen comme le chrétien, Platon comme saint Paul ont droit de s’enquérir et ne savent que penser. » Peut-être s’il consacrait ce qui lui reste de force et de vie à la méditation de ces vrais, de ces éternels problèmes de l’humanité, pourrait-il encore apparaître aux hommes comme une révélation nouvelle; mais non, la force lui manque, sa raison ne croit plus, il n’aspire plus qu’au repos; le repos de l’âme, où le trouver ?

Cependant Pierre de Cluny, qui désire réconcilier Abélard avec l’église, a écrit au pape et à Bernard de Clairvaux en se portant garant de ses bons sentimens. Ce n’est pas connaître Abélard, à qui une visite de Manégold, devenu homme d’armes du comte de Champagne, fait regretter de n’avoir pas choisi la vie militaire, et qui résiste à une nouvelle lettre d’Héloïse, toujours prête à tout abandonner pour se consacrer à lui. Quand Pierre de Cluny lui annonce que le pape et Bernard veulent bien l’affranchir de sa condamnation, s’il se repent de ses erreurs, c’est pour lui le dernier coup, et il expire en maudissant Bernard de Clairvaux.

Je me suis longuement étendu sur ce drame parce qu’il n’est pas connu de la génération actuelle, et parce que, comme l’a dit Sainte-Beuve, c’est peut-être, de toutes les œuvres de M. de Rémusat, celle qui donne l’expression la plus entière et la plus vraie de son. talent. Quand il l’a composé, les questions littéraires n’avaient plus, comme en 1824, le privilège de diviser la société en deux