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dans leurs affirmations des vérités transcendantes ? Affirmer cette justice indépendante de toute expérience, supérieure à toute convention humaine, antérieure à tout pacte social, qu’est-ce donc sinon faire de la métaphysique ? D’où vient-elle, cette justice, quels titres produit-elle au tribunal des sciences positives ? Voilà ce qu’en bonne méthode expérimentale M. Darwin et M. Spencer ne manqueront pas de demander à leurs auxiliaires inattendus. La justice ? Nous savons ce qu’elle est pour eux : en dehors des préjugés et du dogmatisme, elle représente le plus haut degré de l’instinct de la sociabilité ; elle est l’expression d’une multitude de sensations, d’images, d’idées nées successivement de diverses circonstances, agglomérées et comme soudées entre elles par la force de l’habitude et l’action du temps dans le cerveau. Reconnaissons-nous là cette justice absolue dont les revendications sont si pressantes, si impérieuses, au nom de laquelle on renverse les trônes et on ébranle les nations ? « Les attributs de l’homme ne sont pas des constantes. » Il ne peut donc y avoir qu’une justice relative aux divers degrés de la civilisation, appropriée aux diverses phases de l’éducation de l’humanité. Or, si la démocratie radicale représente quelque chose de saisissable et de net, c’est précisément ce principe d’un droit absolu, au nom duquel elle se présente comme l’émancipatrice universelle.

L’égalité de droit, autre chimère, nous disent également M. Darwin et M. Spencer, et tous les écrivains de cette école qui s’occupent des phénomènes sociaux. C’est avec cette chimère qu’on verse aux peuples la plus dangereuse ivresse, parfois la folie. La nature, qu’il faut toujours consulter, établit la proportionnalité, non l’égalité du droit. Chacun n’a de droit que la part qu’il mérite par ses forces ou par ses facultés, qui sont un autre genre de forces. Ce n’est ni une usurpation, ni une fiction qui a établi les inégalités sociales ; il est donc absurde de vouloir les détruire, et tout appel à un nivellement brutal est un crime contre les lois naturelles. La souveraineté du nombre est la plus basse et la plus misérable des souverainetés. Ce sont les classes d’élite, élaborées par la sélection, qui semblent vraiment marquées pour la souveraineté, la seule digne d’un état civilisé. Elles sont les initiatrices du progrès et les vrais guides de l’humanité. — Il y a là un germe qui se montre déjà très nettement et qui grandira, n’en doutez pas, avec ces doctrines : le germe d’un despotisme d’un nouveau genre, le despotisme scientifique, seul ministre et seul mandataire du progrès, désigné et consacré d’avance par la nature dont il devra pénétrer et appliquer les lois. Je n’insiste pas de peur de m’exposer à d’inévitables redites. Mais vraiment on se demande comment la démocratie, si jalouse de la liberté, peut s’accommoder du caractère essentiellement autoritaire de ces