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la coalition se forma, c’est dans son salon que M. Thiers et M. Guizot se concertèrent pour la première fois. M. de Rémusat n’était pas des plus ardens à entamer cette campagne parlementaire. Il craignait qu’elle ne fût mal interprétée, et il lui paraissait plus que jamais difficile d’obtenir l’union sincère de M. Thiers et de M. Guizot. Néanmoins l’intérêt du gouvernement parlementaire, si gravement compromis par le ministère dont M. Molé était le chef, l’emporta sur toute autre considération, et la coalition une fois formée le compta parmi ses partisans les plus résolus. On sait quel en fut le résultat. Le ministère vaincu renvoya la chambre devant les électeurs, qui prononcèrent contre lui une condamnation définitive. Malheureusement de tristes différends, où les amours-propres eurent plus de part que les opinions, empêchèrent les coalisés vainqueurs de recueillir les fruits de leur victoire, et ils perdirent l’occasion de fonder le gouvernement parlementaire sur une base solide. Dans la dernière réunion, où la question se débattit entre les représentans des divers groupes de la gauche modérés, du centre gauche et du centre droit, M. de Rémusat combattit avec beaucoup d’éloquence les vues exclusives de quelques-uns de nos alliés. Laissant de côté les vieilles classifications, il démontra « qu’il y avait, pour assurer la victoire de la coalition, de grandes choses à faire et beaucoup d’obstacles à vaincre. Or n’était-il pas évident qu’un ministère constitué sur une base étroite et réduit à une majorité de quelques voix serait incapable de vaincre ces obstacles et de faire ces grandes choses? Un tel ministère aurait nécessairement à composer avec les députés, avec le roi, avec tout le monde, et sa vie s’épuiserait à chercher les moyens de vivre. On allait donc sacrifier la réalité à l’apparence et prendre l’ombre pour le corps[1]. »

Ces paroles si vraies et si fortes ébranlèrent plus d’une conviction, mais se brisèrent contre des partis-pris. La gauche et le centre gauche acceptaient dans le cabinet M. Duchâtel et M. de Rémusat ; mais ils excluaient positivement M. Guizot du ministère de l’intérieur, et M. Guizot n’y pouvait consentir. A dater de ce jour, la coalition fut rompue ; les efforts que M. de Rémusat fit avec nous pour la renouer furent inutiles, et chacun suivit sa voie. Il restait convaincu, à la fin de sa vie, que là était le salut, et que, si le ministère qu’il demandait alors s’était formé, la révolution de 1848 aurait pu être évitée.

Quoi qu’il en soit, à la suite d’une émeute qui éclata dans les rues de Paris, un ministère se forma où ne siégeait aucun des chefs de la coalition, ni M. Thiers, ni M. Guizot, ni M. Barrot, et dont

  1. Je copie ces paroles dans un récit de la coalition que j’ai écrit pendant l’été qui l’a suivie.