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contre la nature elle-même, qui n’a pas créé en vain ces supériorités de caractère, de lumière et de talent. Il ne serait pas difficile, par voie de conséquence, de pousser bien loin une pareille théorie; mais sans rien exagérer, et même en atténuant quelques expressions dont il serait aisé d’abuser, nous en avons dit assez pour montrer le caractère fortement autoritaire de la politique de l’évolution. Cette politique a un goût médiocre pour la foule, pour le nombre, pour la multitude des individualités humaines que la loi de la sélection a laissées dans l’ombre. Ce qu’elle recherche évidemment, ce qu’elle veut, c’est la souveraineté de l’intelligence. Celui-là seul aura un droit, et tout le droit, qui sera le plus fort par la science. Celui-là seul a le droit de commander; les autres n’ont que le droit d’obéir. Il commande au nom de l’amélioration de la race, dont lui seul connaît bien les conditions et les lois.

Élus de la sélection, ces êtres privilégiés, vrais souverains d’une société scientifique, doivent avant tout faire respecter la loi biologique, à laquelle ils doivent leur souveraineté. Or cette grande loi a deux corollaires : le premier, c’est que la qualité d’une société baisse sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles ; le second, c’est que la qualité d’une société baisse sous le rapport intellectuel et moral par la conservation artificielle des individus le moins capables de prendre soin d’eux-mêmes[1]. Aussi M. Spencer, parfaitement d’accord sur ce point avec M. Darwin, ne croit pas pouvoir déplorer assez la tolérance coupable des législations et la multitude des actes individuels, isolés ou combinés, dans lesquels cette vérité biologique est méconnue ou dédaignée. Si on laissait faire la nature toute seule au lieu de la contrarier, on obtiendrait plus rapidement le progrès de la race humaine. Cette surabondance numérique, dont se plaignait Malthus, cet accroissement constant de la population au-delà des moyens d’existence, ont un avantage : ils nécessitent l’élimination perpétuelle de ceux chez qui la faculté de conservation est la moindre. « Tous étant soumis à la difficulté croissante de gagner leur vie, imposée par l’excès de fécondité, il y a en moyenne progrès par l’effet de cette pression, puisque ceux-là seuls qui progressent sous son influence survivent éventuellement, et ceux-là doivent être les élus de leur génération. » Tout irait bien ainsi, et le travail se ferait tout seul, par la seule application des lois de la vie; mais voilà qu’une sotte philanthropie intervient pour contrarier le travail salutaire de la nature. Avec sa générosité inconsidérée, bornée dans ses vues, ne pensant qu’aux maux du moment et s’obstinant à ne pas voir les maux indirects et lointains, on a le

  1. M. Herbert Spencer, Introduction à la science sociale.