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parvienne à son plus haut degré de bonheur, que l’harmonie s’y conserve par les inégalités de la jouissance et du bien-être. Si chaque membre d’un groupe social avait la même somme de jouissance, ce serait pour chacun la moindre somme possible : tout le monde souffrirait sans avantage pour personne. « A mesure que s’élève la pyramide sociale et que se multiplient ses rangs hiérarchiques, la somme totale des jouissances à répartir entre tous augmente progressivement. La division du travail et les inégalités qu’elle comporte produisent, avec moins de travail pour chacun, plus de jouissances pour tous[1]. » On démontre même avec soin que l’inégalité des richesses, par la création des loisirs et l’emploi varié de ces loisirs, tourne à l’avantage de tous et surtout des plus pauvres. On fait voir où nous conduiraient de folles utopies; elles nous ramèneraient précisément aux antipodes de la civilisation, elles nous rendraient l’égalité primitive dans la misère, d’où l’humanité est sortie avec tant de peine. En résumé, les inégalités sociales existent, donc elles sont nécessaires; elles sont l’expression des inégalités naturelles, donc elles sont légitimes. Ce que chacun peut et doit réclamer, c’est l’égalité initiale des activités libres, lui permettant de développer ses facultés sous la loi de la concurrence, mais non l’égalité de droit, qui est le renversement de toute société civilisée. Il n’est dû à chacun qu’une part de droit proportionnelle à ses forces et à ses facultés.

C’est, on le voit, une théorie entièrement aristocratique. Elle confère tout, l’intégrité des droits, la direction, l’initiative et la plus haute de toutes les fonctions, celle du progrès, aux classes privilégiées. La loi de la sélection veut qu’il en soit ainsi. Elle veut qu’il y ait à la tête de chaque société « une classe régulatrice, plus ou moins distincte des classes gouvernées. » C’est par une série de modifications acquises et transmises, c’est par un lent et patient travail d’affinage et de perfectionnement, que s’élabore cette noble élite d’hommes, qui sont vraiment les ouvriers de la civilisation et qui doivent concentrer entre leurs mains tous les droits, l’autorité, la fonction sociale par elle, le pouvoir de faire des lois. Ils sont les organes, les interprètes du vrai droit naturel fondé sur les lois de la vie. C’est à eux, à eux seuls, qu’il appartient, dans le désordre confus des appétits individuels et des instincts égoïstes, de démêler les exigences de l’espèce, de discerner et d’établir, à tel ou tel moment de l’histoire, l’utilité spécifique qui correspond à chacune des phases de l’humanité. Voilà leur rôle et leur emploi. Réagir, protester contre cette hiérarchie, réclamer un droit d’interprétation égal pour tous les hommes et pour toutes les classes, c’est aller

  1. Mme Clémence Royer, ouvrage cité.