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distincts dans l’originalité de ses mœurs et de son esprit, dans la diversité de ses groupes, dans cet éclat de sociabilité et d’intelligence qui a été une des fascinations de l’Europe. Vous avez vu à Versailles un petit tableau représentant une soirée au Temple, chez ce prince de Conti à demi guerrier, à demi politique, à demi philosophe, qui s’était donné l’abbé Prévost pour aumônier. Les personnages, à peine dessinés d’un pinceau léger, s’appellent la maréchale de Luxembourg, Mme de Beauvau, Mme de Mirepoix, le prince de Conti lui-même, le président Hénault, le mathématicien de Mairan, Pont de Veyle. La conversation anime la scène, où règne une aimable liberté, et tandis que la dame souveraine du Temple, la comtesse de Boufflers, fait les honneurs en présidant au « thé à l’anglaise, » il y a au clavecin un enfant qui sera Mozart. C’est comme un rêve du passé fixé sur la toile; c’est l’image vaguement esquissée de cette vie sociale dont on n’a eu pendant longtemps que la légende, dont l’histoire se dégage et se recompose maintenant par degrés.

Que de faits peu connus ou mal connus qui sont désormais mieux précisés et retrouvent leur signification réelle! Que de figures et de caractères à peine entrevus, qui se détachent pour ainsi dire avec une netteté plus frappante dans ce mouvement de société où se mêlent la politique, la diplomatie, la philosophie, les lettres, les arts, les liaisons romanesques, à travers la comédie éternelle du monde! C’est le charme et le profit de toutes ces correspondances, qui se multiplient un peu, j’en conviens, qui vont souvent jusqu’à la minutie, mais qui en définitive n’ont pas tellement tort, puisqu’elles éclairent et animent l’histoire en la complétant, en lui rendant même parfois des personnages presque nouveaux ou des particularités inconnues des contemporains. Un jour, c’est cette duchesse de Choiseul éclipsée jusqu’ici par son brillant époux, et qui se révèle tout entière dans sa fleur de grâce honnête et d’esprit, telle qu’Horace Walpole l’avait laissé entrevoir. Un autre jour, c’est le roman de Mme de Sabran et du chevalier de Boufflers; maintenant c’est cet épisode des relations de celle qui s’appelait plaisamment elle-même « la reine de Saba, » de Mme Geoffrin, et de Stanislas-Auguste Poniatowski. Ces lettres, retrouvées dans des archives de famille, recueillies et commentées avec autant de savoir que de tact par M. Charles de Moüy, ces lettres sont, elles aussi, d’une certaine façon un roman, — le roman d’une bourgeoise parisienne, parvenue de la société polie, qu’une destinée singulière transforme en amie, en correspondante d’un jeune prince de fortune, parvenu du trône, élu roi de Pologne à la mauvaise heure.

C’est, à vrai dire, une des figures curieuses du XVIIIe siècle, cette